Débattre sans se combattre, dialoguer pour se comprendre, délibérer pour co construire
Mon premier réflexe pour répondre à la façon de débattre sans se combattre est de dire que toute personne qui a des convictions doit se battre pour les faire prendre en considération dans un débat permettant d’exprimer ses positions. Ceci requiert que les échanges se déroulent dans des conditions telles que les convictions défendues puissent s’exprimer de façon à convaincre sans vouloir vaincre grâce au respect d’autrui dans un cadre respectant l’éthique du débat.
Pour aborder la question des conditions pour rendre nos débats constructifs, il faut partir de ce qu’est le dialogue ; l’étymologie grecque de ce mot, composé du préfixe dia qui signifie « au travers » et de logos qui signifie « la parole », nous rappelle qu’il s’agit d’échanges de paroles qui nous traversent et vont en profondeur. Toute parole sincère et argumentée nous aide quand elle est écoutée attentivement à penser et donc à nous construire en alimentant notre dialogue intérieur.
Emmanuel Mounier, philosophe fondateur de la revue Esprit, disait qu’un ami est celui avec qui nous pouvons poursuivre en confiance notre dialogue intérieur. Ceci est aussi fondamental dans le dialogue dans le couple pour pouvoir cheminer ensemble dans la durée, affronter les difficultés (par exemple éduquer ses enfants), créer une vie commune où l’essentiel est partagé ; à cet effet, il s’agit de s’efforcer de comprendre ce que l’autre nous dit, mais aussi de la façon dont je réagis. Un couple dont les partenaires se font confiance croit à la force d’un dialogue permanent de qualité ; on ne s’endort pas chaque soir sans avoir réglé la dernière dispute ou explicité la dernière incompréhension.
Chaque couple débat aussi de multiples sujets sur lesquels ils peuvent avoir des désaccords qui, explicités et compris, seront acceptés s’ils ne portent pas sur l’essentiel de ce qu’ils partagent. Les différences dans les positions respectives sont valorisées par un effort de compréhension et d’approfondissement permettant de mieux se connaître et de continuer chacun à se construire.
Le dialogue dans nos organisations et dans nos communautés d’appartenance est différent : nous n’avons pas, comme dans le couple, pu choisir nos interlocuteurs ; des dialogues possibles à deux et à plusieurs comme les émotions et polarisations sont multiples. L’objectif reste d’avoir une organisation dialoguante pour pouvoir coopérer ensemble dans la durée en ayant chaque fois que nécessaire des dialogues et débats de qualité.
La richesse des dialogues et débats dans nos organisations est une condition essentielle de leur dynamique et donc de leur survie. De mon expérience, une condition essentielle pour rendre le débat constructif est que l’organisation est un socle assez solide et assez largement partagé entre ses membres. On parle de culture d’entreprise, d’identité d’un parti politique, de charte d’un syndicat, etc. Ainsi, à l’Agence française de développement, j’ai beaucoup apprécié les conseils syndicaux CFDT que nous tenions chaque semaine ; notre pratique de l’éthique du débat nous permettait de co construire une position commune à partir d’avis de départ très différents.
Dans certains débats difficiles, il peut être mobilisé des méthodes spécifiques comme la constructions de (dés)accords ; celle-ci s’avère utiles pour clarifier les questions posées et les réponses possible, compléter et nuancer des positions affirmées, discerner, trouver des compromis. J’ai animé des constructions de désaccords sur des questions qui fâchent comme les suivantes : l’Europe et la France sont-elles en voie de décivilisation ? La montée des violences est-elle un signe de décadence de nos sociétés ? Fallait-il en 2013 instituer un mariage pour tous ou une union civile pour tous ? La qualité de notre vie démocratique dépend-elle plus de la qualité des élus ou de l’implication des citoyens ? Un séparatisme islamiste dangereux s’enracine-t-il en France ? Sur la guerre en Ukraine, j’aimerais avoir un débat sur le poids des principes humanistes et du droit international par rapport aux dérives idéologiques et aux lois des plus forts et des plus cyniques.
Non seulement sur l’avenir de l’Ukraine, mais sur de nombreuses questions de fond, il devient difficile de débattre en s’opposant sans se massacrer pour de multiples raisons : déformations des informations sur les réseaux sociaux, montée des intolérances dans les rapports interpersonnels, refus de remettre en débat sa position, violences des puissants (brutalisme des impérialismes contemporains et des firmes technocapitalistes, montée des idéologies excluantes et des terrorismes médiatiques, etc.).
Sur la forme, il est important de respecter des points clefs favorisant une éthique du débat qui permettent de dépasser nos polarisations et intolérances pour dégager du commun :
- un thème de débat bien défini et intéressant tous les participants ;
- une écoute attentive et bienveillante permettant d’entendre, de comprendre et de respecter l’avis d’autrui et de changer le sien afin de discerner, et d’élaborer des positions communes nuancées ;
- une animation qui veille à respecter les règles comme celles-ci : faire circuler la parole, favoriser la clarté des argumentations, relever les déformations des informations utilisées comme les déformations des propos d’autrui, recentrer le débat, dégager les points d’accord et de désaccord, proposer des suites éventuelles en terme de points à approfondir et d’actions à mener, etc. ;
- une évaluation partagée de la manière dont le débat s’est déroulé, ce qui permet à chacun et au groupe de pouvoir améliorer sa capacité à débattre sans se battre. Un observateur de débat peut être mobilisé pour l’aider à progresser.
Conversation, discussion, dialogue, controverse, débat, délibération sont des pratiques de notre vie en société rendant nos rencontres fructueuses. Non seulement elles alimentent nos plaisirs d’échanger et de penser, mais elles sont essentielles pour renforcer le lien social. Quand c’est nécessaire, elles permettent de préparer des décisions qui favorisent notre pouvoir d’agir ensemble en conscience et de façon responsable. Le débat est central ainsi dans le processus « voir, penser, agir », car il permet de construire un diagnostic partagé, de discerner pour permettre de prendre les bonnes décisions et de mieux coopérer pour les mettre en œuvre. De même, dans une démocratie libérale, la délibération permet de co constuire des compromis permettant de décider pour agir.
En ces temps difficiles où les forces de vie humanistes, convivialistes et civiques doivent se mobiliser et se rassembler du local au global, il est plus que jamais important d’apprendre à dialoguer, à débattre et à délibérer en respectant nos diversités pour favoriser des engendrements nouveaux permettant de co construire un devenir commun. Il s’agit de rendre plus respirables, créatives, solidaires les relations au sein de nos sociétés en promouvant des relations interactives constructives permettant de sauver à la fois l’Humanité et la Planète. C’est pourquoi je milite pour une alliance planétaire humaniste et civique de forces de vie qui dialoguent, débattent et délibèrent pour pouvoir mieux agir.