La démocratie est-elle une utopie ?
Gérard Moreau
Une utopie est-elle un projet dont la réalisation est impossible et reste purement imaginaire, comme le songe qui n’aboutit jamais, ou bien la construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal ? Le dictionnaire Larousse ouvre les deux perspectives, en définitive plutôt négatives sauf à retenir la seconde, comme un idéal pour celui qui y travaille. Je préfère cette dernière définition, celle d’un idéal pour lequel on se bat, plutôt que la posture de crainte ou de méfiance face aux déviations toujours possibles ou au rejet a priori des rêves irréels.
A cette aune, la démocratie attire les regards, mais aussi les rejets devant ses imperfections comme de ses prétentions ou de ses illusions, voire de ses tromperies. Parlons donc en quelques mots de démocratie, mais à la fois comme utopie et comme réalité historique qui se déroule sous nos yeux, avec en contrepoint ce qu’on peut penser de la « bataille » pour que cette réalité se rapproche de l’utopie positive.
La vision commune de la démocratie me semble se limiter, à l’excès, à ses contours et son organisation politiques. La démocratie se caractériserait par des élections politiques libres pour désigner des dirigeants selon le principe du suffrage universel : un citoyen de la nationalité du pays, une voix, sans autre distinction que la couleur du passeport[1].
Dans cette définition limitée à la direction politique d’un pays, reste bien sûr à « organiser » ce principe qui a acquis peu à peu au cours de l’histoire ses lettres de noblesse, à un point tel qu’il est revendiqué de manière très large aujourd’hui d’un pays à l’autre, même dans les monarchies et dans les dictatures les plus autoritaires… De surcroît, même dans les pays plus ouverts, les élus sont accusés, à bon ou mauvais droit, de bien des maux ou en tout cas d’impuissance et d’inefficacité, condamnant en retour le système politique lui-même, voire le principe démocratiques.
Ainsi l’utopie positive d’une égalité fondamentale peut-elle se trouver si détournée que le principe même finit par être contesté, ou pire négligé voire méprisé par les électeurs qui ne se déplacent plus pour voter, et donc s’abstiennent.
Il faut alors comprendre que loin de se limiter au principe utopique, la démocratie correspond à un processus historique, fruit d’un combat permanent avec ses victoires et ses défaites, dont le résultat n’est donc jamais acquis. Mais ce combat est ample ; d’une part, il porte sur l’organisation fine des élections, d’autre part, et plus encore, il ne peut être limité à la démocratie politique : le réduire à la conquête et/ou à la conservation du pouvoir politique méconnaît entièrement le principe même d’une démocratie dans une société, voire la pourrit.
1) L’organisation de la démocratie politique
Au point de départ, et ce n’est pas si simple, qui peut se présenter aux suffrages des électeurs et qui possède le droit de voter ?
Autant de questions de nationalité, de sexe, longtemps méprisé pour les femmes, d’âge, d’appartenance sociale (la « démocratie » grecque, tant prisée, faisait un choix volontairement restrictif), de richesse même avec tous les systèmes censitaires (en plus des moyens à la fois de faire campagne, puis de vivre comme élus..). Autant de choix politiques et de débats de fond.
Il ne suffit pas de régler les questions de droit, il faut les rendre effectives, de multiples manières que je ne développerai pas vraiment ici, mais qui sont connues et trop souvent oubliées : comment constituer et faire vivre des listes électorales, y compris en bonne transparence ; comment organiser des campagnes suffisamment libres entre les candidats ; ce qui suppose non seulement de permettre la constitution et le fonctionnement de « partis » et leur mise en concurrence par des méthodes de financement public.. et privé, dans des conditions autant que possible suffisamment transparentes, mais aussi qui garantissent au mieux quelque indépendance des candidats face aux lobbys et aux groupes d’intérêt. On touche là aux limites des systèmes électoraux, avec tous les conflits latents ou déclarés.
A cet égard, les campagnes et leur publicité qualifient aussi un certain niveau démocratique, d’autant plus à questionner que sondages et médias se sont multipliés au-delà de tout contrôle.
L’organisation des scrutins et les méthodes de contrôle sont autant de pierres de touche de la qualité démocratique, bien sûr, et la question des cours suprêmes de contrôle, qui tranchent les contentieux, a toujours suscité des débats.
Reste enfin le mode de scrutin : liste ou scrutin nominatif, proportionnel ou à majorité (laquelle), avec les conséquences dont l’histoire a montré la diversité, toujours au nom de la démocratie à faire vivre. Le scrutin de liste, en principe, a l’avantage de la cohérence politique des partis qui les composent et l’inconvénient ou le risque de l’opacité des procédures internes qui tendent à se fermer aux initiatives individuelles. Le scrutin nominatif offre aux candidats une assise géographique et une liberté en principe plus grande, au risque non seulement des charcutages de circonscription mais aussi d’un décalage peu démocratique entre la répartition globale des voix et celle des résultats individuels…
A quel système institutionnel politique alors, second temps, le système électoral renvoie-t-il ?
2) Le système institutionnel
Les systèmes institutionnels aiment s’affubler d’un langage démocratique, alors que chacun est une construction historique et reste le lieu d’affrontements de pouvoirs, plus ou moins maîtrisés selon les majorités ou les forces en place. En dehors des dictatures caractérisées, au-delà des rhétoriques démocratiques ou des apparences à peine trompeuses, les systèmes institutionnels et leur réalité concrète restent très variables et aucun ne peut prétendre s’imposer réellement tant les pratiques peuvent entériner des situations différentes.
En France, le système des partis de la IVè République s’est effacé, guerre d’Algérie oblige, devant le retour du général de Gaulle et de son aura, qui s’est affirmé avec l’élection présidentielle au suffrage universel. Cette présidentialisation du régime qui ne disait que partiellement son nom, s’est affirmée de plus en plus avec ses successeurs, chacun selon son style. Et encore renforcé par le passage au quinquennat qui la concrétisait avec la succession des élections présidentielles et législatives. A l’évidence, l’équilibre dans le partage du pouvoir de l’Etat n’a été que partiellement modifié par les réformes partielles de décentralisation vers les collectivités territoriales. De cette succession d’évolutions, ne ressort pas une note simple de « démocratie politique ». Nul ne peut dire qu’elle n’existe pas en France, nul ne peut dire, notamment au vu des taux d’abstention électorale, qui traduit une méfiance ou un désintérêt d’une fraction importante de la population, qu’elle est satisfaisante.
Mais n’est-ce pas une vision très réductrice de ce que peut ou devrait être une vie démocratique, même si le choc des jours et de l’actualité ne la privilégiait d’une manière étroite à travers la vision publique des médias de toute nature, des hommes et femmes politiques qui ne peuvent que s’y plier… et des autres acteurs de la vie démocratique qui n’arrivent que difficilement à se faire voir ou se faire entendre, si même ils le souhaitent. Et du coup, qui critiquent ou rejettent les formes et les méthodes de la démocratie politique, élections et partis.
3) La société démocratique
Au fond, là arrive la vraie question : l’utopie de la démocratie n’est pas la construction d’un système politique, fût-il à base d’élections libres, elle n’est pas un dogme ou une doctrine par nature, puisque la « démocratie » ne peut être qu’un processus historique avec ses avancées et ses reculs. Sa valeur fondamentale, l’égalité citoyenne à travers toutes les différences, est sans doute en revanche constitutive d’une utopie. Mais il faut alors poursuivre le « combat » pour l’égalité citoyenne, et pour cela observer la vie collective, bien plus largement que la vie « politique ».
La cité n’est pas dirigée en effet par sa superstructure politique ou elle ne l’est que partiellement : les lois ne sont que l’un des outils de la vie collective ; les intermédiaires politiques, s’ils attirent la lumière, élus ou partis, ont leur place au milieu, d’une part, des autres intermédiaires, de toutes natures, mais aussi, d’autre part, des acteurs économiques et sociaux. De l’existence, de l’organisation et de l’activité de tous peut exister plus ou moins fortement une vie démocratique. La grande erreur de vision, me semble-t-il, aujourd’hui de l’actuel président de la République est de n’avoir pas perçu le rôle essentiel des « intermédiaires », tout comme il est vrai d’avoir tellement privilégié, sans contrepoint démocratique, les acteurs économiques privés qu’il a enrayé les progrès citoyens.
Insistons donc, la démocratie s’exerce bien entendu dans son organisation politique publique, nécessaire mais insuffisante, même si le débat médiatique s’y polarise ; elle doit tout autant se développer dans la société civile et les multiples organisations qui s’y développent, d’initiative collective publique ou individuelle par initiative. Ces organisations existent de longue date et rencontrent parfois le même type d’obsolescence que les partis politiques, syndicats, organisations professionnelles, notamment. Mais ce qu’on appelle « l’économie sociale et solidaire » et ses formes mutualistes ou coopératives, notamment a son rôle à jouer, avec les mêmes risques. S’y ajoute encore toute la vie associative, bien plus légère en général et qui court alors le risque de mourir si l’initiative qui l’a créée s’essouffle, faute notamment de soutien public. Ce n’est pas tout : se créent et vivent plus ou moins longtemps de multiples instances de concertation, de dialogue ou de débats, d’initiative publique (les « conseils citoyens ») ou militante plus ou moins organisée (la « primaire populaire »).
La société civile, et l’exercice de formes démocratiques dans ses multiples avatars, doit donc être questionnée, voire organisée, et d’autant plus aujourd’hui que les formes de la démocratie politique sont mises en doute, voire méprisées. Or le fonctionnement des multiples initiatives qui éclosent et se développent dans la société civile pose deux séries de questions : la première, essentielle, est de savoir comment les encourager et admettre qu’elles sont, par leur liberté d’action et les trésors d’imagination ou d’initiative qu’elles peuvent avoir, une condition essentielle d’une vie démocratique dans un pays, puisqu’elles irriguent les mouvements sociaux. La seconde, qui n’est pas moins importante, est de poser les conditions du respect des principes d’égalité et de respect mutuel, voire de rigueur de méthode des acteurs, puisque toute organisation soulève toujours des enjeux de pouvoir qu’il faut réguler. Comment donc savoir recruter militants, volontaires ou bénévoles, comment faire apparaître des dirigeants et leur faire jouer le rôle nécessaire mais risqué, comment aussi gérer la question des moyens et des prises de décision avec suffisamment de rigueur et de transparence ?
De la réponse à ces questions dépend le vrai poumon de la démocratie.
Reste alors ce troisième pilier de la société, celui du pouvoir économique et donc social, conditionné par la production de biens et services, leur distribution et leur consommation, et en même temps, cherchant à les déterminer voire à les provoquer ; c’est le monde de l’entreprise et du travail, donc de l’emploi actif. Même dans les pays dans lesquels se sont développés de larges secteurs collectifs et de nombreux services publics, le secteur de l’entreprise privée, donc de sa propriété, reste majoritaire[2]. Or l’entreprise est aussi un enjeu de démocratie ; elle est bien sûr la propriété du capital investi mais, au delà, son fonctionnement met en jeu son personnel rémunéré et la question non seulement de la répartition des « efforts » et des profits entre capital et travail, mais aussi des modes de gestion, voire des process de production, fait ou peut faire appel à des exigences démocratiques, avec des problématiques d’organisation proches du système politique : composition des conseils, représentation du personnel, pouvoirs des comités internes, etc.. Sans un minimum de démocratie dans l’entreprise, le « concept » ne peut se réaliser que de manière bancale. L’histoire montre bien que le combat démocratique passe par ce troisième pilier.
Et pourtant, comment faire vivre le débat, puis le combat démocratique aujourd’hui sans réfléchir à la manière de le communiquer à « l’opinion », ou plus précisément à partager enjeux et méthodes sur ces différentes thématiques ? C’est là qu’intervient l’analyse du système médiatique.
4) Rôle et pouvoir des médias en démocratie ?
C’est aujourd’hui une banalité de parler de l’influence des systèmes médiatiques sur les processus démocratiques, où qu’ils se déroulent. Ils se sont certes multipliés depuis quelques décennies, au-delà des échanges quotidiens de voisinage, en famille, au bistro ou dans les transports, bien sûr au-delà de la presse quotidienne, nationale ou régionale. Le papier n’est pas réellement en perte de vitesse, puisque magazines et revues se sont aussi développés pour diffuser, y compris par le biais des publicités, des visions du monde propagées par leurs financeurs. Mais l’image des écrans et la connectivité des messageries ont explosé depuis un demi-siècle, influant tant sur des cercles « d’amis » que de manière large et propageant autant de vraies que de fausses nouvelles, en plus des commentaires de tous poils répétés à l’envi, sans qu’il soit possible sans recherche, et encore, de démêler le factuel de l’opinion ou du mensonge. La télévision en continu accentue encore cet aspect des choses, même si elle pousse parfois à se limiter aux « tweets »…
Ce n’est pas tout, bien sûr, puisque pour donner des allures d’objectivité aux commentaires s’est construite la loi du chiffre statistique, notamment celui des sondages. Et dans la course aux scoops, le chiffre brut gagne de vitesse trop souvent sur son interprétation, voire sa relativité puisqu’il résulte toujours d’une construction technique avec ses hypothèses et ses conventions, tantôt rationnelles, tantôt en forme de choix dépendant de divers critères utilisés par ceux qui les produisent[3].
Pourtant telle est la réalité et rien ne sert de se lamenter : images et sondages, manipulés ou non, font désormais partie du paysage, même s’il faut aussi rechercher les manières de réguler leurs erreurs ou leurs fraudes. Mais en même temps, il faut travailler dans ce paysage, réagir, contester et aussi trouver les initiatives qui portent, les mots et les phrases pédagogiques et frappantes, au risque de se tromper, soit par les « petites phrases » inutiles du débat ambiant, soit faute d’avoir trouvé la bonne…
Au fond, la démocratie n’est pas qu’un combat, elle doit être d’abord un travail, tout comme ce qu’on peut espérer d’une gestation de sociétés améliorées. Ce travail devrait d’abord traiter le fond des choses, sans faux-semblant ou approximations ou aprioris, à partir de recherches approfondies et transparentes selon les différents domaines abordés ; la facilité ou la démagogie consiste à prendre parti sur des dogmes pseudo-idéologiques… Travailler veut dire aborder les questions au fond. Mais ça veut dire ensuite parvenir à les « traduire » de manière communicable via les médias, en termes courants, forcément simples, pour tout le monde ; peut-être est-ce encore le plus difficile parce qu’on sort nécessairement de la sphère problématique pour toucher au subjectif, voire à l’apparence des choses. Au risque des loupés, mais aussi, pourquoi pas, des langages qui portent au-delà des polémiques de toutes manières, il est vrai, inévitables…
Mais l’utopie démocratique exige cet effort et ce combat ; le chemin est incertain, son aboutissement n’existe pas puisque c’est le fruit de l’histoire à venir et du temps qui passe, marquant avancées et reculs. Ce chemin part de la réalité que les sociétés vivent aujourd’hui et qui intègrent leur passé à leur manière, mais il ne suit le fil de l’eau que s’il oublie les valeurs de base, hors de contingences du présent. Le présent, c’est le sens du combat démocratique, doit être guidé par ces valeurs, pierres de touche à consulter régulièrement. A condition de ne jamais les considérer comme des données étroites ou limitées, faisant appel à un modèle unique, mais en y voyant ce qui devrait guider les sociétés dans l’ensemble de leurs aspects, d’un pilier à l’autre.
24/09/2022
[1] Il y a bien sûr des variations de ce principe, notamment pour les élections politiques locales, selon les pays et notamment pour l’union européenne. [2] Je n’évoque pas ici, bien sûr, les systèmes totalitaires ou quasi-totalitaires, de structures de pouvoir différentes, bien que même la Chine, par exemple, se soit ouverte partiellement au capitalisme privé… [3] Lire à cet égard « Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ? » de Valérie Charolles.