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6L206: L’éthique du débat à l’heure des réseaux sociaux par Patrick Boulte

L’éthique du débat à l’heure des réseaux sociaux

 

Démocratie & Spiritualité, dès sa création, avait pointé l’importance de la transformation personnelle pour que puisse être envisagé un progrès collectif du fonctionnement de notre démocratie. L‘association avait noté qu’il fallait, pour cela, progresser dans notre manière d’échanger entre nous. Un grand maître de la philosophie contemporaine, Jürgen Habermas, rendu accessible grâce à son traducteur et commentateur, Jean-Marc Ferry, nous proposait une réflexion qui nous a semblé pouvoir contribuer à la réalisation de notre projet. Elle a été le thème, en 1998, de notre premier cahier, celui sur l’éthique du débat, thème repris lors d’un colloque organisé en partenariat avec la Vie Nouvelle et Poursuivre, en 2006.

 

Pour que cette réflexion soit utile, il convenait qu’elle soit aisément mémorisable et sa mise en pratique aisée. Ce qui nous a semblé être le cas. Les réunions conviviales devant nous aider à en acquérir les réflexes. Pour la rappeler dans toute sa simplicité, disons qu’elle nous faisait remarquer que nous avions tendance à confondre dans nos argumentations ce qui était de l’ordre des faits objectifs, ce qui était de l’ordre des jugements en référence à un système de valeurs, ce qui, enfin, était de l’ordre du sentiment. Nous avions tendance à ne pas accorder suffisamment de temps et d’attention aux premiers, à surestimer l’importance des seconds, sans toujours avoir une conscience suffisante de la relativité de notre cadre de référence, enfin, à ne pas toujours être sincère dans l’expression de nos sentiments. Qui plus est, notre participation au débat n’était pas toujours conditionnée par le respect de son objet, à savoir la volonté d’élaborer une vision du monde que nous avions en commun, ni par la volonté d’aboutir.

 

L’expérience faite au cours de réunions, dites conviviales, dont l’objet était de débattre d’un des thèmes ayant émergé dans une première partie de la réunion, nous en a montré toute la difficulté, alors que les participants semblaient surtout y voir l’occasion, pour eux, de s’exprimer à titre personnel sur ce qui, dans le moment présent, leur tenait à cœur.

 

Alors même que notre association, réunissant des personnes généralement engagées par ailleurs dans des actions concrètes, avait comme objet de progresser dans la pratique démocratique, nous avons pu prendre conscience de la difficulté de l’exercice et de l’ampleur du chemin à parcourir pour acquérir, nous-mêmes, les réflexes que nous voulions promouvoir.

 

Depuis, avec la numérisation, les échanges se sont multipliés et le phénomène des réseaux sociaux est apparu. Le rêve, théorisé par Habermas, d’une progression de la démocratie par l’échange d’arguments élaborés en raison s’est éloigné, comme il en a fait lui-même le constat dans un livre paru en Allemagne en 2022, intitulé : « Espace public et démocratie délibérative : un tournant ».

 

Alors que nous cherchions un progrès dans l’approfondissement de la pratique de l’éthique du débat et dans un élargissement des cercles susceptibles de la mettre en œuvre, nous assistions, à l’inverse, à une multiplication de groupes réunissant des personnes ayant un patrimoine de connaissances communes, un système de références partagées et un souci d’accorder la priorité à ce qu’elles ressentent et à ce qui les affectent personnellement. Un tel mouvement ne contribue pas à l’élaboration d’un monde commun et finit par exclure beaucoup de personnes de la possibilité de participer au choix des solutions qui auront des répercussions pour tous, ce en quoi consiste la démocratie. Il y a deux causes à cela. L’une est à chercher dans l’accumulation des exigences qui s’imposent aux personnes qui se trouvent, de facto, dépassées par le rythme que leur impose le monde contemporain, par la multitude des facteurs à prendre en considération, par la place prise par les rôles sociaux qu’ils doivent assumer. Il en résulte une fatigue immense chez les personnes « surmenées par l’adaptation au changement technologique et social accéléré », qui n’ont, dès lors, de cesse de simplifier l’équation à résoudre, en se constituant un réseau de semblables qui s’efforcent de restreindre la réalité à ce qu’ils en perçoivent.

 

La deuxième raison est à chercher plus directement dans la poursuite de l’artificialisation des échanges qui nous conduit tous à formater la réalité à ce que les supports numériques privilégient, à nous plier à leur rythme et à leur mode de traitement. Cela au détriment de l’exploration laborieuse, documentée, vérifiée, et de la capacité argumentative qui reste l’avantage de la presse écrite qui, elle, ne cesse de céder du terrain.

 

Selon Jürgen Habermas, la démocratie, pour fonctionner, requiert au moins trois capacités : la capacité de compromis, la capacité des personnes à participer au débat, la capacité de régulation.

 

La capacité de compromis se trouverait « (dans) une citoyenneté active qui réclame une culture politique consistant en un fragile tissu d’attitudes et d’évidences culturelles ». « Cela commence par le fait de percevoir l’adversaire politique comme un adversaire et non plus comme un ennemi et donc d’être disposé à passer avec lui des compromis ». « Une culture politique libérale n’est en rien un terreau de positionnements libertaires ; elle réclame une orientation vers l’intérêt général… ». Le moins que l’on puisse dire est que la tendance actuelle ne va pas dans ce sens, sauf peut-être que la recherche du compromis se manifeste, d’abord, au niveau de l’Union européenne. Celle-ci, souvent mise en tension par des crises à répétition, s’est révélée capable de les surmonter et d’avancer dans la voie de l’intégration, grâce à sa capacité à bâtir des compromis entre les 27 pays membres et, au parlement, entre les diverses forces politiques représentées, au moins celles qui manifestent un intérêt pour l’objectif commun et pour la raison d’être de l’UE.

Cela se vérifie beaucoup moins à l’échelle nationale où les forces politiques ont du mal, semble-t-il, à prendre les moyens de surmonter la difficulté à trouver un chemin critique pour résoudre des questions dont le degré de complexité ne cesse de s’accroître. Il faut dire qu’elles ne sont pas aidées par des modalités de débat qui ne sont pas favorables à l’élaboration de compromis. Selon J-Cl Bourdin : « Le débat public est désormais vicié par le conspirationnisme, le populisme, le suprémacisme, le masculinisme, certaines formes du féminisme, le décolonialisme et le wokisme, ainsi que l’usage haineux de la liberté d’expression autorisée par les réseaux sociaux ». D’où les tentatives faites pour restaurer une capacité de débat argumenté à travers des initiatives comme les débats citoyens. Reste le domaine du débat social qui requiert de ceux qui y participent une capacité et une envie de trouver les points d’équilibre.

 

Nous ne sommes plus dans le temps où les personnes s’identifiaient par la classe sociale à laquelle ils appartenaient et sur laquelle ils réglaient leur conduite et leur opinion, confiant aux représentants de leur groupe social le soin de représenter leurs intérêts. Ces représentants développaient alors une culture de la négociation et du compromis permettant de déboucher, peu ou prou, sur des solutions aux conflits sociaux.

 

La deuxième condition pointée par J. Habermas est la capacité des personnes à participer au débat, voire leur volonté de s’y confronter. Il note : « Une deuxième condition nécessaire à l’existence d’une société civile active est une certaine proportion d’égalité sociale qui permet une participation spontanée et suffisante de la population en situation de voter au processus de formation démocratique de l’opinion et de la volonté ». Il  faut, en effet, d’abord que les personnes soient à peu près rassurées sur leurs conditions d’existence pour s’intéresser à ce qui concerne celles des collectivités auxquelles ils appartiennent et se mettre en appétit de l’autre. Il faut qu’elles trouvent le temps de s’informer et l’énergie nécessaire pour sortir de leur quant-à-soi. Cette condition reste difficile à remplir. Plus il y a d’incertitude pour la continuité de ses revenus, plus la condition, pour y faire face, est de disposer d’un certain patrimoine. Toutefois, il a aussi été remarqué que plus les niveaux de vie s’égalisent, plus s’exacerbent les tendances à ce que notre désir s’aligne sur le désir de l’autre, nous mettant dans une course sans fin de toujours plus de consommation et nous détournant de l’attention aux intérêts collectifs.

 

La troisième condition à remplir est liée à la capacité de régulation de l’ensemble public. Selon Habermas : « Une troisième condition est que l’État soit capable d’équilibrer les impératifs fonctionnels contraires, alors qu’il existe un fragile rapport entre lui-même et une économie capitaliste qui renforce de façon tendancielle les inégalités sociales ». Afin d’éviter les crises de l’intégration sociale, il doit « tenter de satisfaire deux exigences contraires : d’une part, il doit se soucier des conditions de valorisation suffisante pour générer des recettes fiscales ; d’autre part, il doit servir, du point de vue de la justice politique et de la justice sociale, les intérêts de larges couches de la population, leur permettre d’être en mesure sur le plan juridique comme sur le plan matériel d’exercer leur autonomie privée et publique, sous peine de se voir privé de légitimité démocratique ». Les institutions publiques se trouvent au centre d’un réseau de plus en plus serré d’exigences diverses, chaque jour plus démultipliées, que les forces politiques en concurrence lui rappellent sans cesse, tout en se gardant bien, le plus souvent, de dessiner ou de suggérer, elles-mêmes, les moyens de les rendre compatibles. Un exemple douloureux, mais symptomatique, a été donné, avec le Brexit, par la Grande Bretagne, qui, malgré son antériorité dans la maîtrise des pratiques démocratiques, non seulement n’a pas su gérer le processus, mais a vu s’évanouir dans la nature ceux qui l’avaient enclenché. Un cas qui risque de se reproduire.

 

Au fond, on peut aujourd’hui se demander si le niveau d’exigences de plus en plus élevé et délié qui s’impose au citoyen, s’il veut conserver un contrôle sur les décisions publiques, ne dépasse pas les capacités humaines et si ne se comprend pas l’aspiration contemporaine, diffuse, aux régimes autoritaires. Les pistes évoquées pour contrer cette tendance sont à chercher, semble-t-il, dans les directions suivantes :

  • « Maintenir une structure médiatique permettant à l’espace public de rester un espace inclusif et permettant à la formation de l’opinion et de la volonté politique de conserver son caractère délibératif ». Cela passe par des moyens de contrecarrer l’addiction au numérique qui restreint les capacités individuelles.
  • Une revalorisation des métiers de l’éducation et une attention plus poussée à tout ce qui contribue à la construction de soi.
  • Une valorisation publique et médiatique de la capacité de compromis, pour en faire un critère de jugement politique.

De laquelle voulons-nous nous saisir ?

 

Patrick BOULTE

07.06.2024

A propos Régis Moreira

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