Renouer les fils du dialogue pour faire face à la montée du populisme.
Le CMR, Chrétiens en monde rural, m’a interrogé sur la question suivante « Quels arguments opposer face à la montée du populisme ? ». Question fondamentale et d’actualité, mais qui, posée en ces termes, risque de conduire à une impasse.
Car opposer des arguments c’est se positionner sur le seul terrain de la rationalité, comme prétendent le faire ceux qui s’autoproclament le « cercle de la raison » ; et l’on voit bien, comme l’illustre par exemple le succès de Donald Trump aux primaires républicaines, que ça ne marche pas ; c’est oublier en effet qu’il existe diverses formes de rationalité, comme l’ont montré depuis longtemps ethnologues et anthropologues ; et c’est oublier aussi que les opinions, et le populisme en est une, ne se forment pas uniquement sur des idées rationnelles.
Pour sortir de cette impasse, je propose de procéder à ce que j’appelle une triangulation pascalienne de ce mouvement d’opinion que constitue(nt) le(s) populisme(s), par référence aux trois pôles distingués par l’auteur des Pensées : celui des corps, l’espace du politique, celui de la pensée, l’espace des savoirs et de la raison, et celui de la spiritualité, l’espace de l’éthique et des valeurs, autrement dit celui du cœur qui, on le sait, a « ses raisons que la raison ne connaît pas ».
A cet égard, le populisme s’enracine d’abord dans les corps, et, plus précisément, dans les émotions, notamment dans cette émotion si forte que constitue la colère, source de violence certes, mais aussi d’engagement. Et c’est ce qu’aurait dû nous apprendre le mouvement des gilets jaunes : si on ne donne pas à la colère les moyens de s’exprimer et surtout si on ne prend pas le temps de l’écouter, on favorise la violence et on alimente le populisme. C’est d’ailleurs pour cela que les démocraties ont institutionnalisé le droit de manifester … sa colère. Mais encore faut-il aussi l’écouter. C’était une bonne idée pour sortir par le haut de la crise des gilets jaunes d’organiser un grand débat et d’inviter à la rédaction de « cahiers de doléance » ; mais de ne pas entendre leurs messages, pire de les nier et de les enterrer, n’a fait que renforcer ceux qui ont tendance à penser que « la démocratie, c’est cause toujours, tu m’intéresses ». Mais l’on passe là au domaine de la raison, car ce qui s’est exprimé dans ces cahiers et ces échanges ce sont justement les raisons de la mobilisation sur les ronds-points.
On sait à ce sujet la proximité des populismes avec les complotismes et les vérités alternatives. C’est sur ce terrain que la question des arguments se pose, mais ils sont inaudibles si les destinataires ne se les approprient pas, et ils passent alors pour des arguments d’autorité, de technocrates, de bien-pensants, sans rapport avec la réalité vécue ; c’est ce qu’on a pu voir récemment dans les débats sur l’immigration. Il faut souligner à cet égard la puissance pédagogique des diverses formes de conférences citoyennes ou de consultations publiques, comme on a pu le vérifier pour le climat ou pour la fin de vie, dispositifs qui permettent, dans une alchimie particulière, le dialogue entre les diverses opinions et avec les savoirs scientifiques ou expérienciels, ainsi aussi qu’avec les préoccupations éthiques. Bien sûr, on n’arrivera jamais à mettre tout le monde d’accord sur tout ; mais en intégrant la complexité des choses pour trouver un chemin entre des exigences qui peuvent sembler contradictoires et en identifiant les zones de dissensus qui subsistent on laisse au politique le soin d’arbitrer sur ces seuls points. Encore faut-il là aussi que cette forme de démocratie participative trouve un débouché politique, au risque sinon de renforcer l’idée que la parole du peuple n’est pas entendue et d’alimenter là encore le populisme.
Le troisième pôle n’est pas le plus facile à aborder : c’est celui des valeurs, de l’éthique, et que l’on peut désigner plus généralement par la spiritualité ; spiritualité toujours difficile à saisir tant le mal et le bien, tel l’ivraie avec le blé, sont souvent entremêlés, ; avec le risque à vouloir extirper l’une d’arracher l’autre aussi. Et le populisme n’y échappe pas, avec sa face claire, celui de la primauté du peuple, d’ailleurs reconnue pas la Constitution qui définit la République comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », avec son cortège de lutte contre les privilèges, d’exigence de justice et de volonté de donner la parole aux sans voix, et sa face sombre, qui conduit au repli sur soi, au rejet de l’autre et à la recherche de bouc émissaire. Pour autant il y a un moment où le populisme peut basculer dans le côté obscur de la force, en alimentant les régimes totalitaires, fascistes, ou nazis, et où le peuple des populistes risque, comme le craignait Témoignage Chrétien pour la France en 1941, de « perdre son âme ».
Pour éviter cette évolution funeste il faut faire croître le bon grain pour étouffer l’ivraie : cela nécessite à la fois discernement et sens du dialogue ; de retrouver là encore les chemins du dialogue et aussi, plus que des discours sur les valeurs qui n’embrayent pas toujours, de les concrétiser dans des gestes et de célébrer ces gestes, pour mobiliser à la fois les corps et la raison au service des forces de l’Esprit.
Paris, Croulebarbe, le 25 février 2024