Retour sur l’éthique du débat
Patrick Boulte – 15.12.23
Très vite après sa création, D&S a pris conscience que son objet impliquait un changement de pratique dans la façon d’échanger et de débattre. Elle s’est documentée sur l’éthique du débat, ou de la discussion, ou de l’élaboration collective, peu importe le nom qu’on veut lui donner, et lui a consacré, en 1998, le premier numéro de ses cahiers. L’association considérait en effet qu’elle était au cœur de son projet. Aujourd’hui, quelque trente ans après, alors qu’elle est animée par une génération nouvelle, il semble qu’il n’est pas inutile de rappeler, brièvement, en quoi celle-là consiste, alors que ses principes n’ont pas varié et que ses règles d’application restent toujours valables.
Sans reprendre l’exposé de ses fondements dont on pourra retrouver une présentation plus explicite sur le site de D&S (entre autres, cf. la page 5 du cahier n°1 : https://www.democratieetspiritualite.org/wp-content/uploads/2023/02/DS_1_-1.EthiqueDiscussion.pdf), résumons très succinctement, ce qui en constitue l’armature et le fondement, selon Jürgen Habermas qui en est l’éminent théoricien.
L’essentiel à retenir est de s’astreindre à respecter, dans notre participation à tout débat, la distinction à faire entre ce qui relève des faits, des jugements et des sentiments, cela, après nous être convaincus que le seul fait de participer à un échange comporte un enjeu à prendre au sérieux, celui de contribuer à bâtir un monde commun à partager. Les faits, d’abord, ce qui implique non seulement d’être informé, mais aussi d’être disposé à les partager avec les participants. Les jugements ou les appréciations, ensuite, que notre tendance naturelle est de les présenter en même temps, ou même, avant les premiers, oubliant que nous les portons en fonction d’un système de référence qui peut ne pas être partagé par tous et qu’il convient d’expliciter au préalable, ce qui, d’ailleurs, peut entraîner à un débat dans le débat. Les sentiments, enfin, qu’il est légitime de faire valoir à condition de le faire avec sincérité, c’est-à-dire, à condition qu’ils correspondent à ce que nous ressentons en profondeur.
La participation au débat impose, donc, à chacun, une exigence de vérité selon les faits (« exactitude des présuppositions existentielles qui sous-tendent un contenu propositionnel »), de justesse selon les jugements (« légitimité du contexte normatif que cet acte de langage investit »), de sincérité selon les sentiments (« conformité du sens des paroles et de l’intention qu’il manifeste »).
Voyons, maintenant les quelques règles pratiques que nous avions tirées, à la demande expresse des membres de l’époque :
-Éviter les omissions et les mensonges dans la narration des faits.
-Approfondir l’argumentation.
-Ne pas déformer de façon malveillante le discours d’autrui. Ne pas, par exemple, miner l’argumentation d’autrui en sortant l’argument qu’il utilise de son contexte de pertinence et de cohérence.
-Ne pas vouloir généraliser à partir d’un fait ponctuel ou d’une expérience réduite.
-Ne pas prendre appui sur l’avis de tiers absents qui ne sont pas là pour le confirmer.
-Ne pas utiliser l’espace du débat pour donner sa position sur des sujets extérieurs à ce qui fait l’objet du débat, mettant à profit le fait qu’il n’y a pas de possibilité d’en discuter.
-Ne pas désigner de boucs émissaires, autrement dit, ne pas chercher à fonder l’entente entre les participants sur la condamnation d’un tiers.
-Ne pas s’accorder à soi-même le privilège de formuler des consensus non vérifiés par des phrases du genre : « nous pensons tous que… ».
-Freiner sa tendance à court-circuiter l’étape de la constitution d’un patrimoine de faits partagés pour passer plus rapidement à celle du jugement, autrement dit, freiner sa tendance à échapper à l’examen laborieux des situations et à réaliser l’entente par l’élimination des interlocuteurs, en diabolisant au besoin leurs positions.
Il s’agit moins de règles à suivre que d’une culture à acquérir, d’une sensibilité et d’aptitudes au débat qu’il revient à chacun de développer, sensibilité aux conditions optimales de l’élaboration collective, aptitudes à reconnaître les obstacles que nous mettons tous, plus ou moins, à la production d’un monde commun. Et, cela, sans craindre qu’elles ne limitent par trop la spontanéité des interventions ; le naturel revient vite au galop…