Jean-Claude Devèze (22 octobre 2023)
Gilles Kepel, Prophète en son pays (Éd. de l’Observatoire)
Après Enfant de Bohême (Gallimard, 2022) dans lequel Gilles Kepel faisait retour sur ses racines tchèques, le politologue nous propose le récit de son itinéraire d’orientaliste engagé depuis 1980 jusqu’à maintenant.
Une première caractéristique de ce livre est sa construction autour de 13 chapitres qui reprennent les circonstances successives d’accouchement de 13 de ces ouvrages, les messages délivrés et les polémiques qui en résultent. Une seconde originalité est que ce récit autobiographique fait alterner les enquêtes de terrain à l’étranger d’un arabisant faisant l’exégèse des textes islamiques marquants, les travaux sociologiques en France dans les banlieues de l’islam et de la République, les missions au service de la République (commission Stasi, rapport enterré pour Manuel Valls), les prises de position et analyses dans les médias. Un troisième intérêt est une description de son obstination pour imposer l’islam et ses mutations comme un sujet capital trop longtemps ignoré par les responsables politiques et mal pris en compte par la sphère médiaticouniversitaire qui l’a couvert d’opprobres ; ceci justifie la dernière phrase inspirant le titre de l’ouvrage : « Nul n’est prophète en son pays ».
Gilles Kepel a été plusieurs fois un lanceur d’alerte visionnaire. La première fois, ce fut après l’assassinat de Sadate, le 6 octobre 1981, qui sonnera la montée en puissance de ce qui deviendra un djihadisme sanglant et déferlant ; Kepel était aux premières loges, ayant à la fois interviewé en 1979 Omar Tlemçani, le guide des Frères musulmans, séjourné à Assiout, nid d’islamistes radicaux, lu dans le texte en arabe les différents écrits prémonitoires et échangé avec de nombreux interlocuteurs. Deuxième vision anticipatrice, celle de l’installation de mouvements islamistes en France, exerçant une influence croissante sur les immigrés musulmans et surtout leurs enfants ; soutenus par des pays du Golfe finançant la construction de mosquées, renforcés par l’affectation d’imams étrangers, recourant à différentes actions antirépublicaines comme l’introduction du voile à l’école et les contestations de certains enseignements, les réseaux islamistes se sont renforcés en lien avec l’émergence des mouvements djihadistes et la création de l’Etat islamique, multipliant les attentats terroristes.
Malgré l’écho français et international de ses 17 livres précédents qui ont été traduits en de nombreuses langues, ses analyses se sont régulièrement heurtées aux idéologies dominantes, en particulier à l’islamo-gauchisme et au wokisme, aux ignorances d’«énarques autosatisfaits » et à la versatilité des médias. Il a dû aussi subir une mise sous protection policière pendant 17 mois après que l’assassin djihadiste du couple de policiers à Magnanville le 13 juin 2016 l’ait désigné comme tête de liste des mécréants à éliminer. Dernièrement, ses réflexions sur le « jihadisme d’atmosphère » ont été contestées alors que sa dénonciation de l’influence des réseaux sociaux et des influenceurs islamistes appelant à faire de notre pays une « terre d’islam » et à tuer les non musulmans et les musulmans ne les suivant pas se vérifie de plus en plus malheureusement en France et ailleurs.
La lecture de ce livre est très utile pour comprendre les évolutions de l’islam contemporain et son rôle dans les pays arabes, pour cerner les dangers de l’islamisme intégriste, pour appréhender le djihadisme d’atmosphère, pour comprendre les failles de notre puissance publique dans sa lutte face au djihadisme et au séparatisme islamiste, pour dénoncer le terrorisme intellectuel des islamogauchistes, pour appeler à faire face à l’affaiblissement de nos études arabes et islamiques. On peut juste regretter que l’auteur, emporté par son récit et par les dénonciations ironiques de ses adversaires, ne présente pas plus clairement certaines de ses thèses.
PS : Une annexe avec les définitions des mots posant problème aurait été aussi bienvenue.