Ayant participé, cet été, à une rencontre au centre de conférences d’Initiatives et changement à Caux sur le thème « Confiance et Intégrité dans la Démocratie », qui réunissait des ressortissants d’un grand nombre de pays des cinq continents, j’ai été frappé par l’existence d’un corpus de références communes, en dépit des différences considérables des situations vécues. Comment, en effet, prendre la mesure de la gravité et du niveau de souffrances endurées par des participants qui se trouvent au quotidien au cœur de guerres (Palestine, Sud Soudan) ou qui ont á subir l’agression extérieure (Ukraine), devant survivre à leurs effets pour eux-mêmes et leurs familles, ayant perdu, qui un époux, qui un enfant, ou sachant que l’un des leurs est en train de risquer sa vie pour défendre son pays, ou encore se trouve en détention sans possibilité de contact avec les siens ? Comment accéder à l’expérience de ceux qui prennent des risques pour eux-mêmes et pour leur entourage en raison de leur engagement politique ou tout simplement civique, dans des pays dont l’État s’oppose aux actions constructives de la société civile ? Comment comprendre les incertitudes de ceux et celles qui vivent dans des pays dont la gouvernance politique hésite entre l’autoritarisme et la démocratie (Niger, Tchad) ?
Ils avaient en commun un même niveau de maturité et de lucidité pour ce qui concerne l’état du monde et ce qui le menace, ce qui faisait qu’ils pouvaient, malgré les énormes différences de leurs contextes de vie, se rencontrer et « entrer en résonance », pour reprendre les termes d’Hartmut Rosa dans son livre « Résonance ». Pour eux, alors que le besoin de démocratie est aussi évident que celui de l’air que l’on respire, ils constataient tout ce qui empêche qu’il soit satisfait, quand il n’est pas reconnu ou qu’il est nié par accaparement du pouvoir, refus du droit à l’expression des oppositions, repli identitaire, recherche systématique de boucs émissaires, absence d’engagement, ignorance, ….
Tous témoignaient du lien qui existe entre la volonté et la possibilité d’assumer son existence -n’est-ce pas à cela que l’on mesure le degré de maturité du monde ? – et ce qu’exige la démocratie. Ils marquaient leur inquiétude devant la propension ou la tentation à y renoncer. Ce renoncement se traduit par la démission de soi et le transfert dans les mains d’un pouvoir autocratique, non seulement de sa responsabilité propre, mais aussi de son accès au réel, comme le montre l’engouement de certains pour n’importe quelle fable, du moment qu’elle provient de celui ou de celle á qui on s’est démis de l’autonomie de sa propre pensée (avec les Trump, Bolsonaro et autre Poutine, les exemples foisonnent).
Tous insistaient sur le rôle joué par les initiatives de la société civile, sous l’égide d’un nombre considérable d’organisations non gouvernementales dans le monde auxquelles participerait activement une part non négligeable de la population mondiale et qui répondent à une multitude de besoins que ne peuvent ou ne veulent prendre en charge les institutions publiques. L’écueil étant que ces organisations ont tendance à se concentrer sur les problèmes qu’elles ont à traiter, voire à se laisser obnubiler par eux et à ne pas reconnaître ou laisser leur place à d’autres logiques d’action, tout aussi légitimes que les leurs. Elles peuvent, ce faisant, alimenter le taux de critique et la tendance au rejet de l’autre qui font obstacle à l’élaboration des indispensables consensus.
Tous, à des degrés divers, exprimaient la même difficulté à faire face au niveau d’exigence qui s’impose aux individus dans l’état actuel du monde du fait de l’accélération des changements technologiques. Ceux-ci demandent, chaque jour, davantage aux personnes, notamment en termes d’éducation, de compétences, de disponibilité, démultipliant les situations où elles sont appelées à interagir en élargissant, sans cesse, les interdépendances, tout en reléguant aux périphéries de l’existence ceux qui ne peuvent suivre le mouvement.
La solidité individuelle requise – dont il est de plus en plus illusoire de vouloir pallier l’absence, en s’appuyant sur celle du groupe – est mise au défi par cette exigence vis-à-vis de soi. Or, celle-ci doit être satisfaite pour que la démocratie soit viable, la solidité des uns étant appelée à compenser la fragilité des autres. On ne peut l’assurer si elle n’est pas ancrée au plus profond de soi, à un niveau qui ne peut être atteint par le vent et, parfois, la tempête des circonstances. La responsabilité de l’acquérir et de l’entretenir est d’autant plus grande que l’on a eu la chance de bénéficier, au long de son parcours, d’occasions de le faire.
C’est, à mon avis, l’enjeu numéro un pour la survie des modèles démocratiques. Y sommes-nous suffisamment attentifs ? Ainsi a-t-il été noté que si, dans notre pays, nous nous étions effectivement, et souvent avec succès, souciés de la rénovation matérielle de nos quartiers périphériques, nous avions oublié de nous préoccuper de savoir comment leurs habitants et, parmi eux, les jeunes, pouvaient s’y construire. Certes, nous touchons là aux limites de la fonction politique qui, selon Talcott Parsons, ne saurait se charger d’élaborer le système de sens, c’est-à-dire, l’interprétation partageable de la réalité, qui permet aux individus de se comprendre et de faire société. Or, la politique ne peut remplir son rôle si le système culturel sous-jacent est défaillant. Nous ne savons pas comment faire. Notre savoir anthropologique, pour ce qui concerne la manière dont un individu bâtit le système de sens qui lui permettra de se situer et d’interagir avec ses semblables, est, lui-même, défaillant. Ce qui fait, d’ailleurs, que nous ne nous rendons même pas compte de ce que nous faisons quand nous nous acharnons contre les systèmes symboliques à sa disposition, si précieux pour l’aider dans cette tâche.
Nous ne nous rendons pas compte que notre démocratie survit en partie grâce à ce qui, dans notre culture, a échappé à nos tabous. Ceux à qui il revient de remplir la fonction éducative doivent faire avec. Chaque fois qu’elle ne le peut ou ne sait comment s’y prendre, c’est à l’individu lui-même d’y suppléer. Pour cela, il faut qu’il lui arrive quelque chose qui fasse événement dans sa vie, événement qui lui donnera l’occasion de s’éprouver exister, de faire l’expérience de lui-même et, s’il n’est pas distrait de l’attention que cela requiert, de se découvrir une capacité d’être et de résilience. Cette expérience de lui-même doit être facilitée par l’accès à l’histoire ou par les témoignages de ceux qui l’auront faite avant lui. Elle demande un investissement de tous les jours. Elle est une voie de passage indispensable pour accéder à l’autre et être en capacité de faire société avec lui. Mais ceci demande d’amples développements qui déborderaient le cadre de ce propos.
L’essentiel à retenir est que la démocratie est universellement ressentie comme un besoin de l’être, que, par nature, elle est fragile et qu’elle mérite qu’on se consacre à la sauvegarder, y compris là où les apparences font qu’elle ne semble pas menacée.
Patrick Boulte