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5L192 : Note de Bernard Ginisty, Démocratie et Spiritualité

Démocratie et spiritualité
(Note de Bernard Ginisty écrite en 1991 en vue de la création de Démocratie et Spiritualité)

1 – Ambiguïté du mot spiritualité
L’usage du mot « spiritualité » me paraît actuellement relever plus du symptôme d’un malaise dans la société que d’une réelle pratique ou alternative. Son utilisation la plus fréquente vise :
– Le supplément d’âme qui, selon les cas, varie du décor pseudo profond à la trace d’une angoisse existentielle
– un cheminement de type gnostique qui, par-delà les religions, vise à un itinéraire personnel vers la connaissance
– un œcuménisme des grandes religions dans l’esprit de la rencontre d’Assise

2 – La foi chrétienne n’est pas d’abord la revendication du spirituel, mais l’affirmation de l’Agape comme condition de possibilité et sens de tout.
Le texte clé est celui de 1 Corinthiens, 1, 22-24 où Paul oppose aux deux voies
– la morale, la loi symbolisées par le Juif
– la sagesse, la raison symbolisées par le Grec
Ce qui est scandale et folie, à savoir le don primordial et inconditionnel qui ne fait pas nombre avec le reste Dès lors, loi, sagesse, spiritualité ne sont pas niées, mais relativisées par rapport à ce qui peut seul permettre qu’elles ne soient pas des impasses.
Le fondement est lui-même infondé et vouloir le négocier dans une morale, une sagesse, une religion, une politique ne peut que le nier.

3 – Se tenir dans la radicalité de l’Agape
Le spirituel et le religieux ont servi dans l’histoire autant à l’aliénation qu’à la libération. Des sagesses nobles et des églises triomphantes ont pu masquer la blessure fondamentale qui est la trace de l’Agape en l’homme.
Affirmer la radicalité de l’Agape n’est tenable que dans la dépossession. Dès lors, il ne s’agit plus de défendre un supplément d’âme, une institution, une pensée, mais d’être présent à toutes les crises où peut se révéler la fracture radicale. Il ne s’agit pas de colmater l’absurde et le scandale par du spirituel, mais de s’y tenir avec ceux qui souffrent, en témoin de l’Agape et peut-être d’y lire ce que Emmanuel Levinas appelle « la Trace ».

4 – La Crise et l’Aurore
A l’expression « Royaume », je préfère le couple des mots Crise et Aurore pour désigner à la fois l’espace et la tâche. C’est au sein des crises des individus et des sociétés que peut se percevoir l’Aurore comme découverte que la crise n’est pas ultime. Plus encore que des calmants toujours nécessaires, la foi en l’Agape amène à découvrir des chemins dans toute crise.

5 – Que faire
Il ne me parait pas très utile de rajouter des discours « spirituels » à ceux qui encombrent de plus en plus les rayons des librairies. Beaucoup d’institutions et de groupes s’occupent de spirituel, de dialogue entre les religions, de réarmement moral …Par contre être présent et dire l’Agape comme sens ultime au sein de toute crise est plus rare.
Ceci m’amène à faire les propositions suivantes :
51 – Repérer les fractures, incohérences, scandales et notre société pour les dire. Le théâtre est un des lieux privilégiés de cette révélation
52 – Participer concrètement à des actions avec ceux qui sont plongés dans ces « fractures »
53 – Créer des espaces micro sociaux où puissent se vivre, par-delà le système de valeurs du monde la foi en l’Agape dans la reconnaissance de nos blessures
54 – Développer une démarche intellectuelle du type de la philosophie de l’action de Maurice Blondel : « celui qui fait la vérité va à la lumière »

6 – Pour un art de vivre « passant »

Si le club que nous voulons former naît en 1991, il pourrait se donner trois parrains dont on commémore un centenaire de leur mort : 1591 Jean de la Croix, 1791 Wolfgang Amadeus Mozart, 1891 Arthur Rimbaud.
Ces trois « passants considérables » ont traversé à leurs risques et périls la crise (nuit obscure, initiation maçonnique, saison en enfer) et ont inventé le langage de l’Aurore (Cantique spirituel, Flûte enchantée, « Elle est retrouvée Quoi ? l’Éternité. C’est la mer allée avec le soleil »). Ils ont refusé les carrières possibles de gourou, de musicien de cour, d’écrivain reconnu. Ils sont les témoins de passages au sein des crises. Dans un monde en deuil des grandes fresques religieuses et idéologiques et obsédé par l’argent et la sécurité, ils témoignent que les itinéraires sont toujours possibles.
Démocratie et Spiritualité : ce n’est pas simplement revendiquer plus de spiritualité, mais c’est affirmer que la démocratie vaut dans la mesure où chaque homme qui la compose se comporte en sujet humain apte à assurer le sens des crises qu’il traverse.

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