Utopies ! Vous avez dit utopies ?
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !
Victor Hugo (1)
« Comment inspirer les utopies nécessaires au monde qui vient ? » Tel est l’intitulé de notre Université d’été. Utopies, l’usage de ce terme a pu interroger : pour certaines et certains, les utopies, en essayant, dans le prolongement de celle de Thomas More, de définir par le menu la société idéale sont grosses de tous les totalitarismes. « L’avenir… il devait être magnifique… il allait être magnifique, plus tard … j’y croyais ! On y croyait à une vie magnifique ! C’était une utopie … Vous, vous avez votre utopie à vous. Le marché. Le paradis du marché. Le marché va rendre tout le monde heureux… C’est une chimère ! » écrit Svetlana Alexievitch dans « La fin de l’homme rouge »(2). Une chimère à laquelle Ernst Bloch avait déjà opposé aux marxistes orthodoxes que « l’utopie n’est pas la fuite vers l’irréel, c’est l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation » (3).
Comme la langue d’Ésope, l’utopie peut sûrement être la pire ou la meilleure des choses. La meilleure, l’espérance d’une humanité réconciliée avec elle-même, et donc libérée de l’hubris, cette démesure dans la volonté de puissance qui fait de l’homme un loup pour l’homme. Et c’est d’ailleurs l’hubris qui fait dévier l’utopie vers sa face sombre, celle qui vise non seulement à transformer la société pour qu’elle soit plus humaine, mais aussi à transformer l’homme pour le rendre conforme à la société que l’on veut faire advenir ; conforme au modèle théorique de l’homo soviéticus dans les régimes soviétiques, ou de l’homo ethnicus des régimes racistes ou de l’homo economicus des néo-libéraux.
En lui donnant une signification poétique et non seulement politique, Victor Hugo nous rappelle la dimension spirituelle de l’utopie, celle d’une espérance déjà présente. La poésie, l’art -et nous essayons de l’illustrer désormais dans chaque numéro de cette lettre-, est un moyen d’exprimer cette dimension spirituelle de l’humain, d’essayer d’atteindre, au-delà du corps et de la pensée, l’âme humaine. Celle qui inspire l’éthique de la fraternité que nous essayons de promouvoir dans le champ politique de la démocratie.
« Une société sans utopie serait une société sans dessein. »(4), rappelle Paul Ricoeur. Mais c’est la spiritualité, l’éthique de la fraternité, qui constitue la force de rappel nécessaire pour éviter aux utopies d’être saisies et perverties par l’hubris. Comme le dit Simone Weil dans une formulation que l’on peut actualiser pour les agnostiques et les athées (en remplaçant la divinité par la spiritualité) : l’antiquité savait que Dieu est ce qui assigne une limite.(5)
Daniel Lenoir
1-Victor Hugo « Fonction du poète » in Les rayons et les ombres
2-Svetlana Alexievitch La fin de l’homme rouge – ou le temps du désenchantement. Acte Sud, 2013
3- Ernst Bloch. Entretiens philosophiques. Cité par Jean-Joseph Boillot. Utopie made in monde. Le sage et l’économiste. Odile Jacob, 2021
4-Paul Ricœur L’Idéologie et l’Utopie. Le Seuil, 1997
5- Simone Weil « Cette guerre est une guerre de religion » in Pascal David Simone Weil. Luttons-nous pour la justice. Manuel d’action politique. Editions Peuple Libre, 2022