Premières leçons de la guerre en Ukraine :
Quelques constats et quelques questions de fond
Étienne Godinot, Vice-président de l’IRNC (Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits)
Comme l’écrit Bernard Ravenel, « cette situation repose la question centrale de la constitution d’un mouvement mondial issu de la société civile contre l’armement nucléaire et pour la paix. (…). Ce qui suppose aussi une réflexion collective qui nous oblige à repenser les conditions d’une sécurité pour tous les peuples. À commencer peut-être par une nouvelle conférence d’Helsinki pour relancer la coopération et la sécurité commune ? Plutôt que de laisser sans réagir une nouvelle course aux armements qui nous mènerait vers le suicide collectif… ».
Dans ce cadre, voici 6 constats et questions de fond :
1) La dissuasion nucléaire ne protège pas les agressés, mais les agresseurs
Une fois de plus, les armes nucléaires occidentales n’ont été d’aucun effet pour dissuader le maître du Kremlin de vouloir prendre le contrôle d’un nouveau pays. Au contraire, les armes nucléaires russes ont permis à Poutine de se sentir en position de force pour attaquer l’Ukraine en sachant que tant qu’il ne toucherait pas un pays de l’OTAN, les États-Unis n’interviendraient pas militairement. Elles ont donc favorisé la guerre, et non pas la paix comme l’affirme le discours sur la dissuasion nucléaire…
Dans le quotidien économique La Tribune, Léonidas Kalogeropoulos1écrit : « Ce devait être la riposte du faible au fort. La dissuasion nucléaire devait rendre les agressions impossibles parce que la menace nucléaire se devait de rendre le coût du recours aux armes trop élevé. Le risque d’un cataclysme dévastateur devait impliquer pour tout agresseur potentiel que la raison l’emporterait sur toute visée belliqueuse ; l’attaquant potentiel se sachant menacé d’une déflagration sur son propre territoire, aucun apprenti va-t-en-guerre ne s’aventurerait à tirer le premier. Le retour à la réalité se fait violemment sous nos yeux. Le bouclier nucléaire ne protège qu’un seul protagoniste : l’agresseur ! Loin d’empêcher l’attaque du faible par le fort, l’arme nucléaire ne dissuade que d’une chose : elle prohibe toute intervention de forces alliées pour venir en aide à la victime, dont nous sommes condamnés à assister impuissants à l’écrasement par les armes, sous peine de transformer une guerre territoriale en guerre mondiale. »
2) Le rôle majeur des sociétés civiles
La leçon principale de la guerre en Ukraine est que les sociétés civiles auront, de plus en plus, un rôle déterminant pour résister à l’oppression et combattre contre la guerre : – la société civile du pays agresseur, pour se dresser contre la dictature et dénoncer l’agression, encourager l’objection de conscience et la désertion des soldats ; – la société civile du pays agressé, pour résister à l’invasion ou à la déstabilisation ; – les sociétés civiles des autres pays, pour soutenir les agressés : manifester par milliers pour montrer leur solidarité, accueillir les réfugiés, accepter les conséquences des sanctions économiques décidées contre le pays agresseur, etc.
3) La non-collaboration pour renverser la dictature
Le principe de non-coopération, base de la stratégie de l’action non-violente, repose sur le constat suivant : le pouvoir des tyrans, la force des injustices dans une société reposent sur la coopération de la majorité des membres de cette société (acceptation de l’ordre établi, passivité, soumission, silence, etc.). Ce constat établi par Étienne de la Boétie, Henry David Thoreau et Gandhi est aussi à la base de l’adage « Si vous ne vous occupez pas de politique, la politique s’occupera de vous ! ».
En Russie, le pouvoir de Poutine repose sur la complicité des oligarques et de la nomenklatura, d’un Parlement aux ordres, de l’Église orthodoxe, sur la répression exercée par une autorité judiciaire dépendante et un système policier. Cela dans un pays qui, pendant la période tsariste puis soviétique, a très peu connu la démocratie, et où les démocrates sont encore minoritaires.
On peut l’espérer, le surcroît de répression exercé depuis quelques années et surtout pendant les derniers mois contre les citoyens libres et les journalistes, la désinformation et le mensonge à une telle échelle, la situation critique où Poutine a précipité l’Ukraine et la Russie sont les gouttes de trop qui vont faire déborder le vase, mais quand ?… Il est plus que jamais nécessaire de soutenir les mouvements démocrates, les organisations de défense des droits humains, les objecteurs de conscience et les déserteurs russes. De reconnaître comme les vrais représentants de leur pays celles et ceux qui ont le courage de se dresser contre la dictature et la corruption, comme la Biélorusse Svetlana Tsikhanovskaïa, battue en août 2020 lors d’élections truquées et réfugiée à Vilnius.
Signalons à ce sujet le rôle majeur des femmes dans les luttes pour la démocratie, Salomé Zourabichvili, Présidente de la Géorgie depuis novembre 2018 et Maia Sandu, Présidente de la Moldavie depuis décembre 2020, qui ont posé la candidature de leur pays à l’Union européenne.
4) Le devoir de désobéissance
Il importe de réaffirmer le devoir de désobéissance des agents de l’État, et particulièrement de militaires, aux lois et aux ordres illégitimes du pouvoir politique. Il est consternant et indigne que les officiers et soldats russes obéissant aux ordres de Poutine acceptent de bombarder les villes, des hôpitaux (par ex. l’hôpital pédiatrique de Marioupol), le théâtre de Marioupol abritant des civils (probablement 300 morts), des écoles, un bâtiment proche d’une centrale nucléaire, un centre commercial, de tirer sur des journalistes2arborant leur brassard « Press », etc.
Il faut rappeler à ce sujet la lettre de Victor Hugo aux soldats russes, datée du 11 février 1863 : « Soldats russes, redevenez des hommes. (…) Soldats russes, inspirez-vous des Polonais, ne les combattez pas. Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple.»
Il faut aussi savoir et faire savoir que deux officiers russes dans l’histoire récente se sont déjà illustrés par leur clairvoyance, leur esprit d’initiative et leur courage face aux risques de sanctions d’un acte de désobéissance :
– Le 27 octobre 1962, pendant la crise de Cuba, Vassili Arkhipov, commandant à bord d’un sous-marin B-59, refuse catégoriquement l’ordre de Valentin Savitsky, l’un des trois commandants du sous-marin, de préparer le lancement d’une torpille nucléaire, et évite très probablement une guerre nucléaire.
– Le 26 septembre 1983, Stanislav Petrov, lieutenant-colonel de la force de défense antiaérienne de l’Armée soviétique, voit sur ses écrans de contrôle radar cinq points représentant des missiles nucléaires intercontinentaux de type Minuteman en provenance de la base états-unienne Malmström. Il estime qu’il s’agit d’une fausse alarme (ce qui sera confirmé par la suite : le logiciel qui équipait les satellites de détection a interprété la réflexion des rayons du soleil sur des nuages comme une source de chaleur émanant des moteurs de missiles) et désobéit à la procédure de riposte…
– Le 26 septembre 2013, en l’honneur de Stanislav Petrov, l’Assemblée générale de l’ONU a proclamé le 26 septembre ‘Journée internationale pour l’élimination totale des armes nucléaires’.
5) Il y a presque toujours, derrière les dictatures et derrière les guerres, des problématiques de ressentiment et de revanche suite à des offenses et à des humiliations subies dans le passé.
Ex : la guerre de 1939-45 a été une conséquence du traité de Versailles (1919), suite à une 1ère Guerre mondiale qui était la conséquence de la guerre franco-prussienne de 1870-71, qui était elle-même la conséquence des défaites prussiennes de Iéna et Auerstaedt (1806) face aux armées napoléoniennes. Merci Napoléon !
L’humiliation du Japon lors du traité de Versailles a suscité le nationalisme et l’impérialisme destructeur de l’empire Showa.
L’humiliation de la Chine par l’Occident et le Japon pendant plus d’un siècle a suscité la volonté de revanche et l’impérialisme d’un Xi Jinping, etc.
Par suite de terribles erreurs dans le passé, les Occidentaux et les Japonais ont marginalisé la Russie et permis une dynamique belligène. L’obsession de Poutine est de restaurer la puissance de la Russie dans le jeu international. En Russie, Poutine prend sa revanche contre la chute du communisme et contre l’image donnée au monde par le président Boris Eltsine dont l’action a conduit en quelques mois à la dissolution de l’Union soviétique, mais aussi un homme miné par l’alcool et embourbé en Tchétchénie.
L’humiliation est une émotion subjective, le plus souvent intime. Seuls les individus, les groupes ou les nations humiliés peuvent le dire, et souvent ils ne veulent pas le dire.
Il importe d’intégrer dans la réflexion politique et dans le débat public, et pas seulement entre Ukrainiens russophiles et europhiles, la prise en compte des problématiques “offense – humiliation – ressentiment – réparation – pardon – réconciliation”.
6) Europe : puissance ou rayonnement ?
Appliquée aux relations internationales, la puissance désigne la capacité d’un acteur à obtenir
des autres acteurs qu’ils infléchissent leurs actions et leurs conduites dans le sens de ses propres intérêts, sans consentir en retour de concessions de même valeur (Wikipedia). « La puissance, c’est, tenant compte de la nécessité, l’effet de la projection dans le temps d’une volonté raisonnée sur l’environnement humain, politique, économique, géographique et culturel ».3 La puissance implique la contrainte. C’est ainsi que les termes ‘grande puissance’ ou ‘superpuissance’ désignent les pays qui se distinguent d’abord par leurs capacités économiques, politiques et militaires, accessoirement leur influence culturelle.
Au contraire, le rayonnement – terme plus positif que celui d’‘influence’, celle-ci étant l’action exercée sur quelqu’un ou quelque chose sans contrainte – est l’impression de vie que dégage une personne (Petit Robert 2017), on pourrait préciser : de paix, de force et de joie4. Autrement dit, le rayonnement d’un peuple ou d’une fédération de peuples est l’influence qu’il/elle dégage par sa bienfaisance, son humanité, son ouverture, sa culture, sa beauté, sa bonté, sa créativité. On le sait, les traces les plus durables dans l’histoire ne sont pas laissées par les personnalités qui sont dans la puissance5, mais par celles qui sont dans le rayonnement.6 Cela ne veut pas dire qu’en voulant d’abord être un acteur mondial par son rayonnement, l’Union européenne doive renoncer à des actions de puissance ou de contrainte, par ex. des sanctions économiques, bien au contraire.
Tout l’enjeu de l’Europe est de savoir si elle veut se positionner dans la puissance ou dans le rayonnement. Le combat non-violent, en exerçant une force qui contraint l’adversaire à revoir ses positions, à céder et à négocier, tout en le respectant, la résolution non-violente des conflits qui permet de trouver des solutions sans perdant, sont des inventions majeures du 20ème siècle.
Face aux immenses défis de l’humanité au troisième millénaire, il faut affirmer que la résolution non-violente des inévitables conflits humains doit devenir une option essentielle des peuples et des gouvernants de l’Europe, au même titre que la lutte contre la misère, le réchauffement climatique et la chute de la biodiversité. Dans le domaine de la politique de sécurité et de paix de l’Union européenne, la promotion de l’intervention civile de paix et de la défense civile non-violente doivent devenir des objectifs majeurs. C’est la société civile, appuyée par les chercheurs de sens dans une dynamique internationale, interculturelle et interconvictionnelle, qui imposera ces choix.
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1 Président de Médiation & Arguments’, Fondateur des ‘Entrepreneurs pour la République’, Vice-président de l’association ‘Ethic – Entreprises de Taille Humaine Indépendantes et de Croissance’, dans La Tribune du 22 mars 2022.1
2Le 16 mars, Reporters sans frontières a transmis une deuxième plainte au procureur de la Cour pénale internationale (CPI) pour lui demander d’enquêter sur les crimes commis contre les journalistes par l’armée russe dans le conflit en Ukraine. Cette plainte fait suite à une première plainte déposée par RSF le 4 mars pour dénoncer les attaques de tours de télévision par l’armée russe.
3 Raphaël Chauvancy, dans son essai La puissance moderne
4 « Paix, force et joie » sont les vœux que se partagent les compagnons de l’Arche de Lanza del Vasto. 5 de César à Poutine, en passant en Russie par les tsars et Staline, en France par Louis XIV et Napoléon, en Allemagne par Bismarck et Hitler, en Chine par Mao Zédong et Xi Jinping, etc.
6 de Socrate au Dalaï Lama, en passant par Jésus, François d’Assise, al Hallaj, Spinoza et Gandhi, en Russie par Tolstoï, Dostoïevski et Rachmaninov, en Chine par Lao Tseu et Liu Xiaobo, en Allemagne par Goethe et Beethoven, en France par Montaigne et René Cassin, etc.