D’où partons-nous ? (Extrait d’un article des Etudes de 2011, ne tient donc pas compte du covid)
La situation française en ce début d’année 2011 est paradoxale. Un sentiment d’injustice assez général prévaut. Il a inspiré le mouvement social contre la réforme des retraites, mouvement qui dépassait le cadre strict de cette réforme et exprimait tout un ensemble de malaises mal pris en compte, notamment de la part des jeunes.
Les statistiques globales ne valident pourtant pas vraiment ce diagnostic. Comme le montre par exemple l’Observatoire des inégalités, le revenu médian est aujourd’hui le double de celui des années 1970 et l’écart entre le revenu minimal des 10 % les plus riches et le revenu maximal des 10 % les plus pauvres (le rapport interdécile), après avoir fortement baissé dans les années 1970-1980 a peu évolué depuis[1]. Il en est de même de la pauvreté monétaire appréciée à partir d’un revenu inférieur à 60 % du revenu médian : après avoir lui aussi baissé de 17 % dans les années 1970 à 12 % en 2005, il semble résister assez bien à la crise. Quant aux indices synthétiques (dit de Gini) qui comparent, avec les limites du genre, la distribution des revenus à une distribution parfaitement égalitaire, ils montrent que notre pays est l’un des moins inégalitaires d’Europe, après la Suède, la Norvège et le Danemark. Voilà qui surprend le sens commun et doit être pris en compte. Il y a dans notre pays une propension à dire que tout va mal qui est finalement plus démobilisatrice que vraiment citoyenne. Et sans doute aussi beaucoup d’espérances déçues, de promesses inconsidérées non tenues et abusivement délivrées qui se retournent en découragement, voire en désespoir et en scepticisme.
En effet, cette toile de fond d’amélioration et d’enrichissement de longue période ne doit pas dissimuler les drames sociaux que connaît notre pays et qui expliquent le caractère assez largement répandu du mécontentement. Les chiffres qu’on vient de citer sont des moyennes et si l’on compare les 1 % mieux favorisés et les 1 % les moins favorisés, les écarts s’accroissent considérablement[2]. Les revenus ne sont pas tout. Il faudrait analyser les formes de pauvreté en nature : absence de logement ou logement de mauvaise qualité, difficulté d’accès aux soins et inégalités d’espérance de vie, illettrisme et faible autonomie culturelle[3]. Le chômage, par ailleurs, même s’il est bien indemnisé, frappe chaque personne dans son être vif et engendre une angoisse face à l’avenir dont les statistiques ne rendent pas compte[4]. Rappelons que, selon la dernière enquête emploi, près de 5 millions de personnes souffrent d’insuffisance de travail, qu’elles soient sans aucun travail et en recherche active d’emploi, ou qu’elles se trouvent en situation de sous-emploi. Or, si l’emploi ne règle pas tout, le chômage, lui, dérègle tout.
De manière générale, la société moderne fait courir à beaucoup un risque d’exclusion sur fond de lien social moins stable et moins protecteur. Elle ne s’est pas organisée suffisamment pour se prémunir de ce risque. Cette situation a fini par contaminer le monde du travail, où le mal être s’étend. L’évolution des normes sociales, théoriquement sources de sécurité et de bien-être, accroissent la part des dépenses contraintes dans le budget des ménages à faible revenu, créant ainsi le phénomène de pauvreté dans le travail. Il faudrait enfin analyser les évolutions des groupes sociaux : moins de retraités ou d’agriculteurs pauvres, mais plus de jeunes (dont le taux de chômage est pratiquement le double de la moyenne), de familles monoparentales, de travailleurs à temps partiel. La pauvreté est en outre territorialement concentrée dans les zones urbaines sensibles, où les taux de chômage atteignent 30 à 40 %, les jeunes et les populations d’origine étrangères étant particulièrement frappés. Dans tous ces cas, on est loin du respect des droits fondamentaux et de l’équité intra-générationnelle ou territoriale. L’Etat providence a contenu dans une large mesure ces difficultés et assure la stabilité d’ensemble évoquée au début. Mais il est maintenant débordé, comme le montre le nombre élevé de bénéficiaires de minima sociaux, alors que ceux-ci ne devraient jouer qu’un rôle de filet de sécurité[5].
La crise financière, puis économique, va aggraver cette problématique. Il est probable que l’on assiste à un changement de paradigme : l’économie ne va plus pouvoir alimenter le social comme avant, car elle est en situation de sur-contrainte dans un système mondial mal régulé, confrontée à l’impératif de résorber les dettes et de réaliser d’importants investissements écologiques. La redistribution va donc devenir plus difficile et va relancer le débat sur l’équité et sur la justice. En outre, dans un contexte de croissance lente, plus le conflit entre besoins sociaux et impératifs écologiques sera fort, et plus les risques de déstabilisation politique seront élevés ; plus, au contraire, les comportements changeront dans un sens de plus grande solidarité, plus les problèmes s’avèreront solubles. Mais il n’est pas facile de promouvoir de nouveaux comportements. Comment faire en sorte que la question de la justice mobilise en profondeur une société devenue trop individualiste ? Pour éviter le drame, on ne pourra pas reporter sur l’Etat l’équilibre des droits et devoirs, ils devront davantage se relier les uns aux autres.
[1] Il est passé de 4,8 en 1970 à 3,5 en 1984 et 3,1 en 2004 et 2007 (seuls 20 % des revenus du patrimoine sont pris en compte).
[2] Les revenus des 90% les plus faibles ont augmenté en moyenne de 9% entre 2004 et 2007, ceux des 10% les plus riches de 11%, mais ceux des 1% les plus riches de 16%, ceux des 0,1% les plus riches de 27% et ceux des 0,01% les plus riches de 40%.
[3] Les analyses faites par l’INSEE à partir de 27 privations montrent que 12% des personnes de plus de 16 ans sont « pauvres en conditions de vie » en 2007 et que, entre 2004 et 2007, 22% des adultes ont été touchés.
[4] Sinon quand elles montent que le taux de dépression nerveuse ou de suicide chez les chômeurs est pratiquement le double de la moyenne.
[5] En juin 2010, 1,76 million de personnes bénéficiaient du Revenu de solidarité active, dont 1,33 au titre du RSA « socle » (ne travaillant pas) et 0,43 au titre du RSA « activité ».