Le 23 août dernier disparaissait, à l’âge de 81 ans, le philosophe Jean-Luc Nancy dont Jacques Derrida disait : « A l’avenir on n’en finira plus, je présume, de le lire et de le penser, et de compter aussi avec lui ». La pensée de la finitude et de la mort qui fonde la singularité et la fragilité de l’existence n’a pas été un simple exercice intellectuel, pour ce philosophe qui a subi une greffe du cœur en 1992 et « un combat au long court contre le cancer » (1).
On ne s’étonnera pas qu’il ait publié, en 2020, une des analyses les plus pertinentes sur la pandémie du Corona virus intitulé Un trop humain virus. Au moment où chacun d’entre nous se voit conduit à essayer de comprendre « ce qui nous arrive » pour tenter d’inventer un futur vivable, je ne saurais mieux faire que de proposer à votre méditation ces lignes extraites de cet ouvrage pour nous libérer des discours « d’experts » qui voudraient nous faire croire que la mort n’est qu’un accident thérapeutique que les techniques médicales pourraient un jour surmonter.
« La crise sanitaire d’aujourd’hui ne vient pas par hasard après plus d’un siècle de désastres accumulés. Elle est une figure particulièrement expressive – bien que moins féroce ou cruelle que beaucoup d’autres – du retournement de notre histoire. Le progrès révèle une capacité de malfaisance depuis longtemps soupçonnée mais désormais avérée. Les avertissements de Freud, Heidegger, Gunther Anders, Jacques Ellul et bien d’autres sont restés lettre morte, de même que tout ce qui a été travaillé pour déconstruire la suffisance du sujet, de la volonté, de l’humanisme. Mais aujourd’hui force est de reconnaître que l’homme fait le mal de l’humain et qu’il ne faut pas s’étonner si un philosophe peut écrire : « Le Mal est le fait premier », comme le fait Mehdi Belhaj Kacem.
Le mal a toujours été pour notre tradition un défaut réparable ou compensable par les soins de Dieu ou de la Raison. Il a passé pour une négativité destinée à se supprimer ou à être surmontée. Or c’est le Bien de notre conquête du monde qui s’avère destructeur – et pour cette raison précise qu’il est autodestructeur. L’abondance détruit l’abondance, la vitesse tue la vitesse, la santé abime la santé, la richesse elle-même est peut-être en train de se ruiner (sans que rien n’en revienne aux pauvres) (2).
Comment en est-on venu là ? Il y a sans doute un moment à partir duquel ce qui avait été une conquête du monde – des territoires, des ressources, des forces – s’est transformé en création d’un nouveau monde. Non seulement au sens où cette expression a jadis désigné l’Amérique mais au sens où le monde devient littéralement la création de notre technoscience qui en serait donc dieu. Cela s’appelle la toute-puissance. Depuis Averroès la philosophie connait les paradoxes de la toute puissance et la psychanalyse en connait l’impasse hallucinatoire. Il s’agit toujours de la possibilité de limiter ou non une telle puissance.
Qu’est-ce qui pourrait indiquer une limite ? Peut-être justement l’évidence de la mort que le virus nous rappelle. Une mort qu’aucune cause, aucune guerre aucune puissance ne peut justifier – et qui vient souligner l’inanité de tant de morts dues à la faim, à l’épuisement, aux barbaries guerrières, concentrationnaires ou doctrinaires. Savoir que nous sommes mortels non par accident mais par le jeu de la vie et aussi de la vie de l’esprit.
Si chaque existence est unique, c’est parce qu’elle nait et qu’elle meurt. C’est parce qu’elle se joue dans cet intervalle qu’elle est unique. David Grossman a écrit tout récemment, à l’occasion de la pandémie : « De même que l’amour incite à distinguer un individu au milieu des masses qui croisent nos existences, de même la conscience de la mort provoque en nous le même sentiment ».
Or si le mal est manifestement lié, dans ses effets, aux inégalités vertigineuses des conditions, rien peut-être ne donne un fondement plus clair à l’égalité que la mortalité. Nous ne sommes pas égaux par un droit abstrait, mais par une condition concrète d’existence. Nous savoir finis – positivement, absolument, infiniment et singulièrement finis et non indéfiniment puissants : c’est l’unique moyen de donner sens à nos existences » (3).
Au moment où la pandémie voit s’écrouler le rêve cartésien pour l’homme de devenir « maître et possesseur de la nature », Jean-Luc Nancy propose de nous risquer dans nos incertitudes
« Quand le futur déraille, quand la projection du présent ne tient plus, la vie ne peut que se tourner vers l’à-venir en se risquant à ses incertitudes. Il n’est plus ici question de croyance, mais de foi, définie comme ce consentement à l’incertitude qui pose que la vie ne peut que se risquer à vivre. Pour soi-même, pour les générations suivantes qui à leur tour se verront mises au défi du non-savoir radical de la mort, qui ne peut être surmonté autrement que par la transmission de la vie, et non par la course à la prolongation des existences individuelles.
En nous plaçant en ce lieu, le virus ouvre la possibilité d’une véritable révolution de l’esprit, au cœur de laquelle est posée la question de notre capacité à nous accommoder collectivement de la non-maîtrise absolue de notre histoire. La démocratie, avec toutes ses limites et ses imperfections, est à vrai dire le seul régime qui puisse donner un corps politique à cet acte de foi radicalement laïc. Elle est née de l’effondrement des régimes de « certitudes » théocratiques et de l’impasse dans laquelle se trouvaient des régimes despotiques ou tyranniques. Elle est une tentative de trouver comment entrer ensemble – en peuple- dans l’avenir. Non qu’elle soit capable de produire les calculs et les projections qui permettaient de résorber l’inconnu, le non-savoir. Ce qu’elle peut offrir, et elle seule, c’est le partage à voix égales du poids de la finitude et du non-savoir » (4).
- David ZERBIB : Disparitions, Jean-Luc Nancy, Philosophe journal Le Monde, 27 août 2021, page 19
- Ces réflexions rejoignent celles d’Ivan ILLICH (1926-2002) sur la corruption des institutions qui veulent faire le bien. Il reprochait aux Églises d’avoir institutionnalisé ce qui, par essence, est gratuit et d’avoir instrumentalisé la charité. Il voyait dans cette perversion l’origine lointaine des grandes institutions modernes comme l’École et la Santé et n’a cessé d’inciter le monde occidental à repenser celles-ci fondamentalement. Il développe ces idées dans un livre d’entretiens avec un journaliste canadien : Ivan ILLICH & David CAYLEY : La corruption du meilleur engendre le pire, éditions Actes Sud, 2007.
- Jean-Luc NANCY : Un trop humain virus, éditions Bayard 2020, pages 38-40.
- pages 109-110.