Note de lecture de Jean Claude Devèze parue dans la Lettre D&S n°180 Avril 2021 à propos du livre de Souleymane Bachir Diagne : Le fagot de ma mémoire- Philippe Rey, 2021
« Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plait. »
Birago Diop
J’ai aimé ce livre d’un intellectuel sénégalais qui nous fait partager son itinéraire depuis sa naissance en 1955 à Saint-Louis jusqu’à un poste actuel de professeur de philosophie à Columbia (New-York).
Son ouvrage met en valeur d’abord sa vocation d’africaniste qui le conduit à animer avec Achille Mbembe et Felwine Sarr des « Ateliers de la pensée » pour partager le sens africain du pluralisme religieux et culturel. Cela lui permet de se situer dans le débat entre les universalistes et les décoloniaux comme chantre d’un juste équilibre prônant un universel pluriel. Pour lui, le dialogue interculturel suppose que les cultures soient placées sur un même plan d’intérêt et donc d’égalité ; il complète sa vision en proposant un universel latéral s’appuyant sur une capacité de décentrement qui se pratique en apprenant la langue d’autrui et en appréciant les cultures différentes des pays qui vous accueillent.
Sur le plan spirituel, il raconte sa filiation de musulman soufi grâce à un père qui s’inscrivait dans cette tradition et cultivait la voie tidjane. Dans plusieurs passages, l’auteur explique en quoi sa religion l’a aidé à rester fidèle à sa vérité comme dynamique ouverte en phase avec les mouvements de la vie. Loin de l’assurance des croyants enfermés dans leurs certitudes et crispés sur les temps anciens, sa foi est une inquiétude permanente où il s’agit d’écarter les pierres du chemin pour que l’autre ne tombe pas.
Le bon élève décrit aussi son itinéraire de philosophe qui étudia à Normale Sup. Il ne renie pas ce qu’il doit à Louis Althusser qui fut son professeur ; celui-ci l’aida à déchiffrer l’œuvre marxienne, avec le passage d’un Marx humaniste dénonçant l’aliénation à un Marx scientifique expliquant la plus-value. Il s’intéressa d’abord à la philosophie des sciences pour maintenant se consacrer à la philosophie islamiste. Il essaie de transmette un islam des lumières en aidant à décoloniser la pensée philosophique du monde islamique à travers les itinéraires des idées depuis les Grecs jusqu’aux détours par Bagdad, Cordoue, Fès, Tombouctou… En matière d’ethnophilosophie, il s’est intéressé à Placide Frans Tempels, auteur de la Philosophie bantoue qui valorise l’élan vital et la réalité comme force et comme rythme, et aux chantres de l’ubuntu, Nelson Mandela et Desmond Tutu, qui voulaient « faire humanité ensemble ».
Dans ce livre, l’auteur aborde enfin son itinéraire politique. Il reconnait son évolution depuis l’étudiant critiquant l’idéalisme d’un Léopold Sédar Senghor qui aurait trahi le « vrai socialisme » jusqu’au professeur partageant le socialisme humaniste et spiritualiste du président catholique et de celle de son successeur musulman Abou Diouf ; il fut le conseiller à l’éducation et à la culture de ce dernier en même temps qu’il enseignait à l’université de Dakar. Dans un entretien sur France Inter le 11 avril 2021, il a plaidé pour un postcolonial qui débouche sur un monde pluriel et pour une politique d’humanité nourrie d’une inspiration spirituelle désaliénante.
Souleymane Bachir Diagne fait partie de ces élites intellectuelles qui sont capables de nourrir les débats de fond sur les idées qui agitent le monde ; entre autres, ce fut sur le socialisme humaniste avec deux présidents du Sénégal, sur l’universalisme et la pensée décoloniale avec Jean-Loup Amselle, sur l’islam avec Remi Brague. Nous attendons la suite d’un itinéraire si riche et si ouvert sur l’avenir du monde.
Jean-Claude Devèze (18/04/21)