Note de lecture de Bernard Ginisty parue dans la lettre D&S n°177 – Décembre 2020 à propos du livre de Jean-Luc Nancy – Un trop humain virus
Auteur d’une centaine de livres, le philosophe Jean-Luc Nancy vient de publier un ouvrage sur la crise majeure que nous traversons intitulé : Un trop humain virus (1). A ses yeux, cette crise sanitaire agit comme un miroir grossissant des dysfonctionnements dans nos sociétés comme il le précise dans un entretien : « Cette « loupe virale » grossit les traits de nos contradictions et de nos limites. Le Covid-19 est bien à tous égards un produit de la mondialisation techno-capitaliste. Il est un libre-échangiste actif, pugnace et efficace (…) En même temps, le virus nous « communise ». Un ami indien m’a d’ailleurs appris que chez lui on parle de « communovirus ». Ce virus nous met sur un pied d’égalité et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble. Que cela doive passer par l’isolement de chacun n’est qu’une façon paradoxale de nous donner à éprouver notre communauté. Il nous rappelle qu’on ne peut être unique qu’entre tous. C’est ce qui fait notre plus intime communauté : le sens partagé de nos unicités » (2).
Au moment où la santé devient une fin en soi « quoi qu’il en coûte », comme l’a déclaré le président de la République, « pourquoi quoi être en bonne santé ? Pour quelles fins vivre ? Voilà ce qui n’est plus clair » écrit Jean-Luc Nancy qui ajoute « la production illimitée de la valeur marchande est devenue le moteur de la société et, en un sens, sa raison d’être. Les effets ont été grandioses, un monde nouveau a surgi. Il se peut que ce monde et sa raison d’être soient en train de se décomposer ». Reprenant un propos de Paul Valéry, il caractérise la crise actuelle comme une « maladie de l’esprit » : « L’esprit pour moi ne désigne pas une substance éthérée, à caractère plus ou moins divin. Il désigne la possibilité de se rapporter à une réalité qui échappe. On est dans l’esprit quand on reconnaît, pas seulement intellectuellement mais aussi existentiellement et affectivement, qu’on est dépassé par quelque chose qui ne demande pas simplement à être maîtrisé ».
Faisant référence à l’engagement, dans sa jeunesse, de Jean-Luc Nancy dans le christianisme dont il s’est ensuite détaché, son interlocutrice lui demande : Que vous reste-t-il du christianisme ? « Presque l’essentiel, qui tient pour moi dans cette phrase de Maître Eckhart : « Prions Dieu de nous tenir libre et quitte de Dieu ». Je l’avais inscrite en épigraphe de mon mémoire de maîtrise de philosophie, réalisé sous la direction de Paul Ricoeur. (…) J’ai passé ma vie à me référer à la phrase d’Eckhart comme à la meilleure phrase qu’on puisse prononcer sur le christianisme et sur la religion en général, mais aujourd’hui les grands discours de la mystique sont soigneusement recouverts par toute une pacotille bondieusarde ».
Pour Jean-Luc Nancy, la question centrale aujourd’hui est celle de savoir comment être en commun, comment vivre ensemble ? « La réflexion sur les biens communs, le partage, reste centrale. Ces mots ont été pris en charge tantôt plutôt par le communisme, tantôt plutôt par le christianisme, mais ils ont partout circulé avec un indice positif, en même temps que l’on constatait qu’ils étaient méprisés, négligés, incompris et à quel point le capitalisme n’offrait pas la possibilité d’un bien commun pour tous ». Mais ce partage n’est possible que si nous nous reconnaissons fondamentalement égaux. « Ce qui nous fait vraiment égaux, c’est justement la mort que le virus nous remet sous les yeux. Le virus égalise les existences. Il rappelle ainsi un droit souverain de la mort qui s’exerce sur la vie parce qu’elle fait partie de la vie. La mort, non comme un accident, mais comme ce qui appartient à la vie. Cela passe par la reconnaissance de notre finitude. Mais aujourd’hui, c’est le mot maudit. Celui qu’on n’aime pas entendre… ».
(1) Jean-Luc NANCY : Un trop humain virus, éditions Bayard, 2020
(2) Jean-Luc NANCY : L’infinité du progrès est un mauvais infini conversation avec Elodie Maurot in La Croix-L’Hebdo du 20 octobre 2020, pages 17-21