Ce film, qui a obtenu le Grand Prix du jury au festival de Cannes en 2010, a été remarqué pour la sobriété de sa narration et de sa mise en scène. Il montre les travaux et les heures d’une communauté, rythmés par des rituels religieux (notamment le chant des cantiques), mais aussi par des besognes utilitaires : couper du bois, semer, soigner son potager. Magnifiquement éclairé, le film rime sans cesse avec l’iconographie catholique. Ainsi, ces corps et visages qu’aurait pu peindre le Caravage : la scène où Luc, le moine médecin, joué par Michael Lonsdale, ausculte le doyen de la communauté, aux membres fragiles. Ces références picturales sacralisent les tâches banales, élèvent les personnages. Deux séquences superbes portent le film à son sommet : un chant choral lancé comme une réponse au bruit oppressant d’un hélicoptère (les acteurs chantent eux-mêmes a cappella). Puis un repas pendant lequel les frères communient littéralement autour d’un enregistrement du Lac des cygnes de Tchaïkowski.
Plusieurs membres de DS réagissent ici à l’issue de la projection.
Savons-nous aujourd’hui reconnaître les prophètes ?
Gilles Guillaud
Cette projection privée proposée par « France Algérie », comme pour dire « la relation entre nos deux peuples vivra ».
Des Hommes et des Dieux, moines de Tibhirine, Une émotion.
Frère Christian, devant ces terres rases, et ces routes qui fuient ou ces arbres très hauts dans le soleil couchant.
Cette petite jeune fille que l’on voulait marier, qui questionnait Frère Luc sur l’amour.
Je veux être avec ces frères moines.
Ils avaient peur, ces moines. Ils n’avaient pas la vocation du suicide. Il fallait qu’ils s’en aillent.
J’aurais eu peur comme eux. J’aurais eu peur comme les apôtres autour du Christ à Gethsémani, le soir de la Passion.
Et ce soir là, quand ils burent le vin apporté par Frère Daniel, j’ai cru voir de la joie dans leurs yeux. Ils aimaient ce vin et resteraient ensemble. Ils s’étaient débattus, certains voulaient partir. Ils avaient débattu. Ils avaient décidé ensemble de rester. C’était cela leur destinée.
Moines de Tibhirine, il ne faut pas se tromper.
On a voulu faire de votre histoire une histoire policière. Est-ce les islamistes ? Est-ce l’armée algérienne qui vous ont assassinés ? Ce n’est pas cela l’important. Vous étiez ailleurs. Vous aviez le courage. C’est cela l’important.
Ce don que vous avez fait de vos vies à ce peuple algérien.
«L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est un corps et une âme» comme l’écrivait Frère Christian.
Moines de Tibhirine, savons-nous aujourd’hui reconnaître les prophètes ?
Savons-nous mûrir nos décisions ?
Jean-Claude Devèze
Ce film, quelle belle méditation sur des hommes s’interrogeant sur ce que leur demande un Dieu à qui ils consacrent leur existence !
Un des passages les plus forts du film est la délibération en chapitre des moines qui se demandent, chacun à leur tour, s’ils vont rester, au risque d’être tués par les islamistes, ou rentrer en France ; les désaccords étant clarifiés, la décision est remise à plus tard.
Chacun ensuite évolue en fonction des évènements et de sa façon d’affronter ses peurs et d’approfondir sa vocation. Un consensus se trouve pour que la communauté aille jusqu’au bout de sa mission de présence au monde musulman, au risque d’un martyr qu’ils veulent fuir…C’est ce qu’exprimait le testament du frère Christian : « s’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays ».
Une autre décision difficile concernait l’attitude juste à prendre entre les deux parties en lutte, les autorités officielles qui voulaient les protéger et les terroristes qui leur amenaient leurs blessés. Aux premiers, il était répondu que « nous l’acceptons si les villageois, tout aussi en danger que nous, sont également protégés » et aux seconds que les soins sur place étaient donnés à tous. Au delà d’une attitude non violente, c’était une recherche de la paix dans les montagnes entourant un monastère où une communauté priait.
Pour mûrir nos décisions, il faut apprendre à dialoguer pour discerner quelle est la voie à suivre. Un évêque assassiné à Oran, Mgr Claverie, écrivait dans « Lettres et messages d’Algérie » (Karthala), que « Jésus me révèle l’infinie valeur de chaque être humain, précieux aux yeux de Dieu. Il me donne de reconnaître dans l’autre l’appel à sortir de mes limites et de mon arrogance dominatrice pour découvrir en lui ce qui me manque encore pour être pleinement, authentiquement, généreusement humain. Le maître mot de ma foi aujourd’hui est donc le dialogue ».
Spiritualité & démocratie à Tibhirine
Eric Lombard
De retour de Grenoble où nous avons cherché à approfondir les liens entre démocratie et spiritualité, il m’apparaît que les moines de Tibhirine nous apportent des réponses lumineuses.
La fraternité et la solidarité quotidiennes avec les habitants du village, vécues comme allant de soi, se transforment sous nos yeux en un engagement radical. Mais cela ne va pas vraiment de soi. La spiritualité devient trop exigeante. Les moines ne sont pas prêts à suivre le prieur dans sa résistance contre la terreur islamiste et la pression des autorités locales. Ils résistent contre cette décision qu’il tente de leur imposer dans l’urgence. La démocratie ne va plus de soi en période de crise ! Fécondation de la spiritualité par la démocratie.
Et nous assistons au lent mûrissement de chacun, plongeant dans son intériorité et puisant dans la force des liens communautaires, à la recherche du sens de son engagement et plus largement du sens de sa vie face à la mort qui rôde. Et ce n’est qu’au bout de ce processus que chacun exprime librement son choix. Choix unanime et pourtant véritablement démocratique. Fécondation de la démocratie par la spiritualité.