Retour aux sources de la laïcité
Dans son dernier livre, Vincent Peillon ressuscite une figure méconnue de la troisième République, Ferdinand Buisson (1841-1932), un des pères fondateurs de la laïcité française. Salutaire retour aux sources qui dessine en creux le supplément d´âme qui fait défaut à notre Ve République finissante.
Licencié ès lettres et agrégé de philosophie, Ferdinand Buisson s’exile volontairement en Suisse pour ne pas servir le régime de Napoléon III. Rentré en France après la chute du Second Empire, auteur d’un monumental Dictionnaire de Pédagogie, il prend une place éminente : inspecteur général de l’instruction publique en 1878, il est appelé par Jules Ferry à la direction de l’enseignement primaire, où il restera 18 ans. Il y rédigera les textes qui vont instituer l’école laïque.
Député de la Seine de 1902 à 1914, puis de 1919 à 1924, il prépare la loi de 1901 sur les congrégations, puis celle de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; il se bat aussi pour l´enseignement professionnel obligatoire et le droit de vote pour les femmes. Dreyfusard, il compte parmi les fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme. Il sera aussi président de la Ligue de l’enseignement et recevra le prix Nobel de la paix en 1927.
« C’est à l’homme de faire l’homme »
Après le grand rationalisme du 17e et le matérialisme du 18e, le 19e fut paradoxalement le siècle « du grand tourment religieux » (p 41). « C’est dans ce contexte d’effervescence religieuse que la laïcité va trouver son premier élan, comme projet pour construire la religion universelle (…) dont la Révolution a besoin pour s’accomplir et la République pour se fonder » (p 43).
Protestant, philosophe, républicain, socialiste, pédagogue, Ferdinand Buisson fut le théoricien et le grand ordonnateur de cette parenthèse de l’histoire « où la République eut une religion » (p 18). Même si elle s’inscrivait dans une stratégie politique, son action n’en fut pas moins portée par de fortes convictions.
Fondateur en Suisse d’une nouvelle Eglise, l’Eglise libérale, ouverte à tous, sans dogme ni clergé, proposant, sur le modèle du Christ, « une vie plus sainte au-dedans, plus active au dehors » (p 24), ce fils de protestants est convaincu que l’homme aspire au divin, un divin immanent à la conscience. Il militera toute sa vie pour une religion laïque « de salut terrestre et de transformation sociale » (p 26).
La foi laïque de Ferdinand Buisson répond au besoin de créer cet esprit public qui a fait défaut à la Révolution puis a mené la République à sa perte, alors qu’il apparaît impossible de « protestantiser la France ou de démocratiser le catholicisme ». Il s’inscrit dans la lignée de penseurs nombreux qui, d’Edgar Quinet à Jean-Jaurès, ont conçu la laïcité pour faire pièce au pouvoir de l’Eglise catholique. Non pour extirper tout sentiment religieux, mais pour épurer la religion et en faire le socle de la morale et de l’ambition Républicaine.
Ferdinand Buisson rejette le positivisme, car il abandonnerait aux Eglises constituées le monopole de la transcendance. Mais Vincent Peillon souligne toute la difficulté et l’ambiguïté de sa position en se référant à Proudhon, pour qui il faut choisir entre l’Eglise et la Révolution : « si on garde un bout de religion, on garde toute la religion, c´est-à-dire l’Eglise et le catholicisme » (p 176).
C’est à l’homme de faire Dieu
Ferdinand Buisson en appelle à un christianisme originaire : « Foi en Christ et liberté pour tout le reste ». (p 155) Il est viscéralement opposé à tout credo, qu’il soit religieux ou même moral. (p 228). Il « craint par-dessus tout un catéchisme républicain, une orthodoxie laïque » (p 273). Il place la liberté de conscience, fondement de tous les droits et de toutes les libertés, au centre de sa « théologie ». La laïcité qu’il défend et installe dans l’école publique intègre ses deux convictions fondamentales : l’homme est religieux, l’homme est libre.
Très documentée, cette longue page d’histoire des idées conduit le lecteur de la Réforme à la Révolution en passant par les Lumières et lui fait vivre les nombreux débats autour de la naissance chaotique de la République au 19e siècle. Bien qu’il ne prenne pas explicitement partie, on sent une grande proximité de l’auteur avec son confrère en philosophie et en politique, voire une vive sympathie pour ses idées, qu´il justifie dans une interview à Philosophie Magazine (« Il faut armer spirituellement la gauche »).
Voir aussi : Petite généalogie de Ferdinand Buisson de Vincent Peillon, par Antoine Peillon, Théolib N°49
Citations de Ferdinand Buisson
« Véritablement libre et véritablement responsable, l’âme humaine se trouve placée en face du devoir ; la loi morale se dresse devant elle, écrite d’abord dans la conscience par la nature elle-même, rendue plus lisible encore par l’Evangile. Que l’âme arrive à s’y soumettre pleinement par une obéissance volontaire, voilà l’essence de la vie morale et le but suprême de la religion ».
Ferdinand Buisson, Sébastien Castellion, sa vie, son œuvre (1515-1563)
Ce que veut la religion, c’est que « l’esprit poursuive toujours l’infini, et ne se flatte jamais de le posséder ». Pour le religieux laïque, « croire en Dieu, ce n’est pas croire que Dieu est, c’est vouloir qu’il soit ».
Ferdinand Buisson, La Religion, la Morale et la Science
Docteur en philosophie et homme politique, auteur de plusieurs ouvrages sur la pensée socialiste et la philosophie républicaine, Vincent Peillon a été ministre de l’Education Nationale entre 2012 et 2014 dans le gouvernement Ayrault.
Ferdinand Buisson (1841-1932), principal artisan de la laïcité française (par ailleurs Prix Nobel de la paix en 1927) a dirigé la première bible des instituteurs, les fameux « hussards noirs » qui vont répandre la bonne parole républicaine, armés du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. Dans ce livre, l’auteur souligne combien la laïcité, faite religion nouvelle, joue un rôle philosophique et politique. En montrant qu’elle fut d’abord la formulation d’un théologicopolitique spécifiquement républicain, Vincent Peillon ouvre de nouveaux horizons de recherche et d’interrogation pour la philosophie politique contemporaine.
Eric Lombard