Jean-Baptiste de Foucauld a été haut fonctionnaire, membre du cabinet du ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors sous le gouvernement Mauroy, Commissaire général au plan de 1992 à 1995. Spécialiste notamment des questions d’emploi, de lutte contre le chômage et pour la solidarité, il participe à la fondation en 1985 de l’association Solidarités Nouvelles face au chômage, dont il est le président jusqu’en 2009. Il est également fondateur en 1993 et président de l’association Démocratie et Spiritualité et coordonnateur du Pacte Civique.
Intervention à la convention économique du MODEM – 29 mars 2009
Faute d’avoir corrigé à temps les déséquilibres que l’on sentait monter dans la société, nous voilà confrontés au défi de résoudre simultanément non pas une mais trois crises en même temps.
Il y a, d’abord, la crise du chômage, la crise de l’exclusion, mal profond de nos sociétés modernes, phénomène tout à fait nouveau par ses caractéristiques, que l’on n’a pas encore suffisamment analysé en profondeur et pour lequel il n’y a pas de grande réponse politique. Robert Rochefort disait que le train du chemin de société s’étire. Il s’étire même tellement qu’il y a maintenant des wagons qui restent en gare ! Il y a, là, un problème vraiment particulier [1]. Je rappelle que, quand on regarde les enquêtes emploi, il y a 4 millions de personnes qui voudraient travailler plus : soit elles ne travaillent pas du tout et cherchent activement du travail, soit elles sont tellement découragées qu’elles ne cherchent plus du tout, soit elles sont en sous emploi. Là, nous tombons sur ce problème français de la préférence implicite pour le chômage : nous ne voulons pas du modèle libéral tout en étant incapables de reproduire efficacement le modèle suédois. Nous rêvons du modèle suédois, sans le civisme suédois, avec l’individualisme français et les impôts américains….
S’ajoute à cette crise latente, chez nous, la crise écologique sur laquelle j’insisterai peu. La prise de conscience se fait, mais les moyens sont en retard. Il semble que l’on soit plutôt dans le scénario noir. Et arrive, maintenant, la crise financière, avec l’effet de deuxième tour sur l’économie. Beaucoup de choses ont été dites, mais je voudrais en rajouter deux : une des raisons de la crise financière, ce n’est pas seulement que l’on a perdu de vue les règles d’une saine gestion, les règles de base, c’est aussi que les Etats-Unis ont demandé à la finance de faire ce que le système distributif ne voulait pas faire. Comme il n’y a pas de HLM, d’allocation logement aux Etats-Unis, on a voulu demander à la finance de compenser cela et on a fabriqué, pour cela, des produits artificiels. La leçon à tirer, c’est que le marché ne fonctionne pas bien si un système de redistribution efficace ne lui est pas associé. Ce n’est pas facile de trouver le bon niveau. Un système de redistribution trop faible aboutit aux excès américains. Un système de redistribution mal supporté, non adossé à un système de valeurs civiques suffisamment fortes produit l’exclusion.
La question du réglage optimal du système de redistribution tant par rapport aux possibilités du marché que par rapport valeurs collectives est un problème tout à fait central que l’on a plus ou moins bien résolu en Europe. Mais cette crise financière, pourquoi a-t-elle atteint, malgré tout, l’Europe ? Parce que nous avons, nous aussi, pactisé avec les débordements de cette mauvaise finance. Pour moi, cette crise financière est le symptôme avancé d’un excès de désirs mal orientés : on a perdu le sens des limites, on désire toujours plus, toujours plus vite ; il faut donc sans cesse être toujours plus rentable. C’est le règne du bonus indéfini et infini. Tout cela se concrétise dans un désir d’argent qui a pénétré très profondément la société, argent dont on sait qu’il est bon serviteur, mais mauvais maître. C’est là-dessus que nous avons dérapé. Nous sommes en face d’une question morale, mais aussi d’une question économique. Nous sommes dans une société qui engendre, sous des formes nouvelles, plus de désirs qu’elle n’en peut satisfaire. Voilà le problème nouveau, fondamental, auquel nous sommes confrontés. Dans les années 1960, on avait une société qui produisait beaucoup, qui allait au devant des désirs qui étaient, d’ailleurs, des désirs beaucoup plus réduits, plus simples et plus fondamentaux.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les désirs vont plus vite que les moyens. C’est la source de tous les déficits, de toutes les difficultés. Cela met en grande difficulté les systèmes politiques. Car le système politique, les partis politiques, sont également devenus, pour la plupart, des machines à stimuler les désirs, concurrence politique aidant. De ce fait, nous sommes confrontés à un défi nouveau. Pour moi, le moment que nous vivons ressemble à la première grande crise pétrolière de 1973, que j’ai ressentie personnellement comme un changement profond de société. Pour moi, en fait, c’était l’entrée en scène de la mondialisation à grande échelle. C’est une mutation du même type qui est devant nous.
Les trois mots d’ordre de demain vont être : sobriété, justice et créativité, les trois en même temps. La sobriété est incontournable. C’est l’obligation de choisir entre l’essentiel et le superflu. C’est une règle morale. Elle pose la question de la justice et de la redistribution, en termes nouveaux, parce que la sobriété doit évidemment être proportionnelle aux possibilités de chacun et l’exigence de sobriété est d’autant plus forte que les revenus sont élevés. Le but de la sobriété est de faire en sorte que chacun accède à l’essentiel. Aujourd’hui, dans un système où, chaque année, il y a au mieux 2 % de plus à distribuer, le superflu des uns est un prélèvement sur l’essentiel des autres. Il y a un gros problème de redistribution. Il faudrait le traiter de manière créative, parce qu’évidemment parler de sobriété, c’est risquer d’être mal compris et de donner le sentiment d’injurier les pauvres. Et, en outre, il ne faut pas projeter l’image d’une société triste, d’une société régressive. Là, on tombe sur l’écueil de la décroissance, avec tous les problèmes que cela pose. Il faut arriver à trouver un développement qui permette un authentique équilibre entre le professionnel, le relationnel et le spirituel. Nous avons perdu le sens de l’équilibre entre ces trois dimensions essentielles du développement de la personne. Il faut revoir les ressorts fondamentaux de la société. Ce sont les ressorts profonds de la société qui sont en cause aujourd’hui, parce que nous assistons à la fin d’une certaine conception utilitariste et individualiste du bonheur. Ce ressort là a épuisé ses effets. La société va être obligée de travailler plus sur les modes de vie que les niveaux de vie, plus sur des questions de qualité que de quantité, être moins axée sur l’excitation et plus sur l’élévation… (Applaudissements…) …viser moins la satisfaction que la réalisation de soi.
Toutes ces aspirations sont présentes, et pas seulement chez ceux que l’on range sous la catégorie des « créatifs culturels ». Mais elles n’ont pas encore trouvé leur mode d’expression politique et démocratique. Donc, pour moi, tout le problème est de savoir comment le système de valeurs va pouvoir se mettre en place pour supporter cette reconversion globale de la société. Ce n’est pas facile à gérer. Cette idée de sobriété juste et créative, il faut l’adosser à des forces morales qui doivent être à la fois les forces laïques, mais aussi les forces religieuses et spirituelles. Il y a une sagesse politique à inventer aujourd’hui.
Je travaille sur ce sujet dans un cadre associatif [2]. Organiser de bonnes relations, des relations fécondes, entre démocratie et spiritualité, voilà le sujet d’aujourd’hui. La démocratie ne peut plus se réaliser uniquement par l’économie. La démocratie a cru qu’elle allait se réaliser par le progrès économique. C’est la fin de cela, la fin du salut par l’économique. La question du salut de l’humanité est à nouveau posée. La sortie de route est possible. La démocratie doit reprendre conscience du caractère transcendant de ses propres valeurs. Comment doit-on susciter cela et le mettre en œuvre ?
Il faut se donner un cahier des charges et revenir au concret. Il faut tout d’abord que l’on retrouve le sens de l’entraide face au chômage [3]. Je suis frappé du fait qu’il n’y a aucun appel à l’entraide en ce domaine. Je trouve cela étonnant. En termes de politique publique, je dirais que ce n’est pas normal que l’assurance-chômage ne soit pas universalisée, que les trois fonctions publiques ne cotisent pas à une assurance-chômage qui couvre tout le monde, y compris les créateurs d’entreprise et les jeunes. J’ajouterai que la question sociale aujourd’hui n’est pas portée, au premier chef, par ceux qu’elle concerne directement. Il faut aider les demandeurs d’emploi à s’organiser, à créer des mouvements où ils puissent se retrouver, mais ils sont confrontés à d’énormes difficultés. Est-ce normal que la question sociale dans une démocratie ne soit pas portée par ceux qu’elle concerne directement ? Non, ce n’est pas normal. Pour l’instant, à mon sens, aucun parti politique n’a pris ce sujet à bras le corps.
La sobriété pose la question du temps choisi, le droit de travailler plus quand on en a envie – il n’y a pas besoin d’exonérations sociales pour cela -, mais aussi le droit de travailler moins, si l’on veut travailler moins. Le droit au temps choisi dans des parcours professionnels sécurisés bien sûr, cela ne doit pas être assimilé à la précarité. Cela paraît faire partie de ce nouveau modèle. Là aussi, voilà des choses qui ont du mal à passer.
Enfin, les questions de redistribution vont être importantes et on va être obligé d’innover dans la redistribution. Tout ce que j’ai dit vaut pour l’Europe. Il faut travailler au niveau européen. L’Europe s’est élargie, mais elle n’a pas élargi la solidarité. Là, il y a vraiment un décalage. Je pense qu’il faut, par exemple, viser un impôt européen sur les sociétés qui fournisse les bases d’un vrai budget européen. On a bien européanisé la TVA. Il n’y a pas de raisons de ne pas pouvoir européaniser l’impôt sur les sociétés. On a besoin d’un vrai impôt européen avec une redistribution pour être plus solidaires des nouveaux entrants. Il y a tout de même un déficit de redistribution. À l’intérieur des Etats, il y aura des choses à imaginer. L’accès aux grands réseaux de la vie collective : l’électricité, l’eau, le gaz, le téléphone, est-ce que cela doit être financé par un tarif ou un prélèvement sur le revenu ? Est-ce qu’il n’y aurait pas une vraie redistribution à faire ? Il y a là des questions qu’il faut étudier, de même qu’un partage équitable des charges de réparations écologiques. Ce seront des questions, à mon avis, à se poseront d’une façon ou d’une autre.
Voilà quelques chemins qui permettent d’adosser un changement de valeurs avec des réalisations concrètes. Saurons-nous les emprunter hardiment ?
[2] Notamment dans le cadre de Démocratie et Spiritualité (www.democratie-spiritualite.org)
[3] Sur ce point, voir l’action développée par Solidarités nouvelles face au chômage (www.snc.asso.fr)