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Colloque de Saint-Denis – Intervention de Guy Aurenche

Présentation: Guy AURENCHE est avocat à Paris, Président de l’association des lecteurs de l’hebdomadaire La Vie, Président d’honneur de la fédération Internationale de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture)

« L’autre au cœur du débat et au cœur de la démocratie, ou quand l’éthique du débat impose l’éthique de l’altérité »

Intervention de Maître Guy AURENCHE

Nous avons fait rencontres entre nous, avec toutes nos diversités et nos expériences. Nous faisons rencontre avec une certaine gravité avec une certaine densité. La gravité de la vie, de ta vie, de ma vie, de notre vie. La gravité de la politique qui appelle.
La gravité de l’avenir aussi. Mon avenir, le tien, le nôtre, l’avenir de ceux et celles qui vivent proches ou lointain. Tout spécialement l’avenir de ceux-celles, qui parce qu’ils sont plus jeunes, auront à vivre cet avenir, à le goûter, mais aussi à le construire. Le construire mais pas tout seul.
Imprégnés de cette gravité politique, de cette gravité d’avenir, nous avons fait appel pendant ces deux jours à une autre expérience, à une racine, à un souffle, à un surplomb, à ce qui tire vers le haut… par ce que si nous savons ce qu’est le bas, l’inacceptable, la barbarie, la misère destructrice, la relation inhumaine, nous avons plus de mal à préciser ce qui tire vers le haut. Nous devinons, nous imaginons ce que pourrait être le haut sans pouvoir, heureusement, ne jamais le définir, l’enfermer dans des formules. Toujours en le désirant encore et encore. Nous avons utilisé le mot de spiritualité.

Au cœur de ce désir, de ce souffle, de cette énergie, nous avons placé une expérience de vie. Une expérience parmi d’autres : l’expérience du débat. Le débat avec soi-même. Le débat entre nous, le débat avec ce qui surplombe, transcende, aspire, inspire, entraîne et vivifie. Alors s’est posée la question de l’éthique du débat car celui-ci ne peut s’accomplir n’importe comment lorsqu’il est question du service de la politique, du service de l’avenir. Le débat qui prend le risque de chercher sens, de donner sens exige que nous y portions une attention particulière.
Peut-être pouvons nous à ce stade de la réflexion reprendre la question de l’éthique du débat sous un autre éclairage : une éthique de l’altérité. En effet, la spiritualité nous parle d’altérité. De son côté l’altérité annonce la spiritualité.
L’éthique de l’altérité c’est une manière d’être moi même avec l’autre, d’être avec les autres, d’être avec l’humanité, d’être avec l’avenir. Une manière d’être ou l’autre est reconnu comme une personne (ce sera ma première conviction). Où l’autre est désiré comme élément vital de tout développement (ce sera le lieu du débat). Où l’autre devient compagnon pour la construction commune (ce sera le moment de l’action).

I- Une éthique de l’altérité qui invite à pratiquer la pleine reconnaissance de l’autre. Nous sommes dans le domaine de la conviction.

– Reconnaître la dignité de l’autre au cœur du débat avec moi-même et entre nous, au cœur du débat politique, n’est pas un geste facile ni banal. Soit nous posons comme évident que l’autre existe et est digne. Mais cette attitude risque d’être rapidement hypocrite. Soit nous décidons de refaire chaque matin cette reconnaissance de la dignité de l’autre. La dignité de l’autre au cœur de ses propres trahisons, des violences et des blessures qu’elles provoquent, de la désespérance qu’il entraîne. Que devient la dignité de l’autre au cœur de nos infidélités respectives et de nos goûts de mort ?

– Au cœur de cette éthique du débat, qui peut-être aussi l ‘éthique de l’altérité, il y a la dynamique des droits de l’homme qui m’est particulièrement chère. Non pas comme un catalogue d’exigences revendicatrices ou culpabilisantes. La dynamique des droits humains, je l’aperçois comme un acte de foi, non enfermée dans la religion bien sûr. Comme une conviction dite et redite au cœur de la vie. Au cœur de la politique. La conviction par laquelle nous reconnaissons la pleine dignité de l’autre. Certains diront le mystère de l’autre.

En posant chaque matin le geste de la reconnaissons de la dignité de l’autre, je m’engage à ce que cet autre puisse manger chaque jour, être logé, soigné, éduqué. Qu’il puisse croire en Dieu ou ne pas y croire. Qu’il puisse participer à la vie commune, la contester et l’enrichir.

Il ne s’agit pas d’évoquer l’autre comme une entité abstraite. C’est l’autre bien vivant, désirant, aimant, souffrant.

C’est bien cet autre que la déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 (Nations Unies) posait comme étant l’élément essentiel de toute reconstruction : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la Justice et de la paix dans le monde… ».

– Face au désastre qu’avaient produit les phénomènes de discrimination et de déshumanisation, la communauté humaine réunie en 1948 pose comme essentielles la reconnaissance de la dignité de chacun. C’est à dire négativement l’interdiction pour chacun de nous de déshumaniser qui que ce soit sous quelque prétexte que ce soit. Nous avons toujours tendance à enfermer l’autre, surtout lorsqu’il nous dérange, sous une étiquette, un défaut, une caractéristique de couleur ou d’opinion… Ce faisant, nous le réduisons à son apparence ou à notre jugement sur lui-même. Nous le déshumanisons. La reconnaissance de la dignité de chaque personne humaine met au cœur du débat, l’interdiction de toute discrimination. L’éthique du débat devient bien alors une éthique de l’altérité, c’est à dire de mon engagement par rapport à l’autre.

– Je sais que la dynamique des droits humains a pu produire un mouvement d’individualisation, c’est à dire de promotion, de reconnaissance de la personne humaine en tant que telle. Et je me réjouis de ce mouvement. Que personne ne vienne parler immédiatement d’individualisme ou d’égoïsme lorsque l’on se contente de reconnaître que la personne est digne. Aucune société ne peut se bâtir sans ce premier acte de reconnaissance.

Par contre, je sais aussi que cette tendance d’individualisation a pu déraper et dérape aujourd’hui en un individualisme forcené qui me fait oublier que l’autre est autre, et qu’il existe à côté de moi. C’est alors que la pleine reconnaissance de l’autre et de sa dignité transforme ce mouvement d’individualisation en un mouvement de personnalisation. La personne avec toute sa dimension relationnelle.

L’éthique d’altérité trouve alors une traduction très concrète dans la vie politique. Elle peut donner souffle à la politique. Lorsque celle-ci cherche un sens, une spiritualité, qu’elle se tourne vers les actions concrètes et les programmes de refus de toute discrimination, et plus positivement vers les projets de mise en œuvre de la dignité effective de la personne dans tous les aspects de sa vie.

II – L’éthique de l’altérité invite chacun, et la société toute entière, à se construire avec le désir de l’autre. Nous sommes alors dans le domaine du véritable débat.

Vivre avec le désir de l’autre ne signifie pas sur le plan personnel l’envie de le bouffer, de le faire mien, de le posséder. Avoir le désir de l’autre, c’est faire dans ma vie personnelle toute la place à l’autre, parce que cet autre y est vital pour moi-même et pour toute la société ! Toute la place à l’autre en terme de temps consacré à l’autre, d’écoute de l’autre, de véritables rencontres de l’autre. Parfois en termes de silence par rapport à l’autre. En termes de pardon, en termes de don. Il est si difficile d’accepter de recevoir de l’autre ! En termes de sortie de moi-même pour rencontrer l’autre.

L’on voit alors que le désir de l’autre n’est pas simplement une pulsion irraisonnée. C’est tout un programme de vie.

Vivre avec le désir de l’autre en termes politiques cela signifie construire la démocratie. Pour cela, les acteurs de cette démocratie doivent s’interdire la dévalorisation de l’autre par des termes tels que racaille, sous hommes, marginaux, assistés… .

Vivre avec le désir de l’autre en termes politiques, c’est donner toute la place à l’autre comme opposant, contradicteur. Comment aujourd’hui, les responsables de l’action politique considèrent-ils l’opposant ? Quelle place est réellement donnée dans notre système démocratique et nos pratiques politiques en général à l’opposition ?

Vivre avec le désir de l’autre, ce n’est pas attendre que l’autre bouge et vienne. C’est appeler l’autre, le reconnaître, lui faire confiance. C’est prendre le risque de faire de lui un bâtisseur commun dans la cité. C’est bien ce sens de l’appel et de reconnaissance qui doit vivifier le projet du service civique universel.

Dans une société, comme la société française, vivre avec le désir de l’autre, ce n’est pas se contenter du constat de la multiculturalité en flattant plus ou moins chaque communauté. Ce désir de l’autre exige que nous prenions les moyens pour que le multiculturel devient de l’interculturel. Cette interculturalité doit être vécue aussi bien à l’école, dans la commune, à la télévision … Non pas comme le fait de subir l’autre et sa différence, mais comme le désir de le connaître et de créer un mouvement d’enrichissement mutuel.

Vivre une éthique de l’altérité, et donc du désir de l’autre, c’est faire dans la société toute sa place au spirituel. C’est vivifier une laïcité elle-même vivifiante. Ce n’est pas flatter tel ou tel courant religieux à la mode ou simplement parce qu’il est dans la vie internationale. Ce n’est bien sûr pas imposer une spiritualité commune. Mais ce n’est surtout pas anesthésier toutes les spiritualités en leur interdisant le moindre partage. Au contraire, il nous faut inviter les diverses familles de pensée à organiser des espaces de rencontre, de débat, où l’autre est désiré et attendu. Des lieux où la parole de l’autre n’est pas seulement le discours qu’il faut prononcer pour être poli ou politiquement correct. Cette parole de l’autre est enrichissement spirituel, source, racine, mouvement. Tout cela est reconnu comme constitutif du débat commun. Nous sommes bien au cœur à la fois de la spiritualité et de la construction politique. Nous sommes au cœur d’une éthique de l’altérité.

Je suis frappé par la timidité de nos responsables politiques et parfois associatifs, dans l’utilisation du mot spirituel. Cela fait ringard, conservateur, évaporé… et nous le connaissons bien dans nous mouvements. Lorsque nous évoquons la spiritualité, nous sommes vite taxé de vouloir faire de la récupération religieuse. Nous n’avons rien compris à ce qu’est le véritable mouvement spirituel.

Le spirituel est-il vraiment ce qui nous ouvre à l’universel comme nous le disait hier un théologien ? S’il l’est vraiment, il est tout, sauf la fermeture sur un système, une morale, un code de conduite.

Si le spirituel est le lieu d’ouverture à l’universel, quelles conséquences allons en tirer dans notre action politique tant intérieure qu’internationale. Quelles conséquences les familles porteuses d’une spiritualité en tirent-elles dans leurs propres pratiques pour rencontrer les autres familles spirituelles ? Pour s’interdire d’instrumentaliser le politique au service d’une spiritualité étroite. Comment les familles spirituelles prennent- elles, elles mêmes le risque du débat avec l’autre sans imposer d’abord le diktat de la Vérité tombée du ciel ?

III- L’éthique de l’altérité, est une éthique qui invite à construire avec l’autre. Nous sommes alors dans le domaine de l’action.

Nous le savons bien. Dans les relations personnelles comme dans la vie politique, il est toujours plus efficace et plus rapide de faire tout seul et d’agir par nous mêmes sans attendre le compagnonnage des autres.

L’éthique de l’altérité demande que dès le départ, l’autre soit vraiment associé dans l’action même si cela doit demander plus de temps et d’argent. Notre société de l’efficacité et de la rentabilité à tout prix, peut-elle se permettre de prendre le temps de ce compagnonnage ? L’éthique de l’altérité l’exige. La véritable démocratie l’exige me semble t-il.

Si vraiment la participation de l’autre est indispensable dès le début des projets politiques à mettre sur pied, dès l’amorce des réflexions sur les orientations les plus fondamentales, comment créons nous des lieux nouveaux où la démocratie sera effectivement vivante. Elle le sera parce que chacun sera invité à s’associer à sa construction, dans les grands comme dans les petits projets. Contrairement à ce qui est banalisé, il me semble que les débats actuels sur les formes que doit prendre aujourd’hui notre vie démocratique ne sont pas des gadgets. Comment s’articulent la démocratie représentative et la démocratie participative ?

C’est alors que la proposition du service civique universel dont nous avons essayé de cerner certains contours, prend tout son sens. Il s’agit d’associer dans un esprit de service, et dès le temps de la jeunesse, chacun et chacune à la construction d’une société dont on nous a dit que les jeunes la souhaitaient vivable, humaine, non marchandisée. Il ne s’agit pas de rien ! Et une fois de plus faisons attention à ne pas construire ce projet de service civique universel en oubliant d’y associer dès le départ les plus jeunes, avec bien d’autres acteurs et actrices de la société.

L’éthique de l’altérité qui invite à construire avec l’autre notre société, exige que les groupes sociaux, les communautés culturelles, sortent de leur coquilles. Cela est vrai des partis, des syndicats, des Eglises, du mouvement associatif. Sortir de sa coquille pour se mettre au service c’est, tout en affirmant la richesse de sa propre tradition et de sa propre proposition, reconnaître que l’autre doit dès le départ participer à la démarche commune. Comment notre communauté nationale peut-elle travailler pour les exclus, pour les pauvres, si elle ne décide pas de travailler avec les exclus, avec les pauvres ? Et cela est bien sûr beaucoup plus difficile.

De même l’éthique de l’altérité qui demande à construire dès le départ avec l’autre, invite notre peuple français à regarder plus loin que ses frontières . Non pas à œuvrer pour les pays pauvres, mais dès le départ à œuvrer avec eux. Tel est l’esprit d’un véritable co-dévelopement qui ne sera ni assistanat ni reconquête ni mépris.

Inviter à construire avec l’autre, pose un problème dans nos sociétés pluralistes et donc éclatées sur le plan culturel et spirituel. C’est le problème de la prise de décision.
Nous l’avons remarqué, une éthique du débat, qui fait vraiment toute sa place à l’autre, exige à un stade de son développement, le courage de prendre des décisions même si celles-ci ne sont pas immédiatement payantes sur le plan électoral. Si l’éthique de l’autre inspire la démocratie, elle est à ce prix : sortir de l’électoralisme borné et immédiatement rentable.
Nous avons tant de mal à transformer nos riches débats en décisions de vie commune, en choix de mesures politiques ou économiques qui construisent vraiment l’autre, les autres.
L’éthique du débat qui fait toute sa place à l’autre, ne demande pas aux responsables qu’ils aient chaque jour au journal de 20h la réponse aux problèmes soulevés le matin à 8h ! Comment sont étudiés les mécanismes de prise de décision dans notre société ? L’exercice purement solitaire de la décision ? Multiplication de commissions ou groupes de travail dont on espère surtout que les conclusions ne soient jamais appliquées ? Bavardage interminable qui flatte les beaux esprits ? L’éthique du débat demande que des mécanismes de prise de décision soient clairement définis pas seulement en en période de crise. C’est lorsqu’il y a une crise violente que nous découvrons l’utilité de mettre des personnes les unes à côté des autres et de les faire parler. Ce n’est pas sain. C’est justement lorsqu’il n’y a pas de crise que l’autre doit dès le départ être associé et doit contribuer à prendre régulièrement des décisions. Nous le voyons bien en terme de dialogue social et politique.

Nous pourrions également le voir dans de nombreux lieux d’Eglises et de spiritualité.

Chers amis, comme vous, je ne pensais pas que l’éthique du débat, l’éthique de l’altérité, pourrait nous conduire à des conséquences à la fois concrètes et générales. Je n’imaginais pas que le risque de la spiritualité pourrait féconder à ce point la politique, y compris dans ses mécanismes de réflexion et de prise de décision.
Mais là encore, il nous faut franchir une autre étape. Après avoir fait cette expérience du débat, de la rencontre de l’autre, c’est dire forcément une expérience de spiritualité, il nous faut nous frotter à la prise de décision politique.

Guy AURENCHE
Avocat à Paris, Président de l’association des lecteurs de l’hebdomadaire La Vie, Président d’honneur de la fédération Internationale de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture)

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