Nous avons rêvé d’une Europe. Nous en aurons une autre. Nous pouvons y gagner !
L’Europe dont nous avons rêvé, reconnaissons-le, c’était une Europe imitée, peut-être l’Europe de nos défauts. Une Europe centralisée, une Europe puissante, une Europe fédérale : les Etats-Unis d’Europe. Le mot dit bien ce qu’il veut dire : Europe fondée non sur son propre modèle, mais sur celui d’un autre qu’elle, d’un autre qu’elle a d’ailleurs engendré et qui l’a dépassé, les Etats-Unis d’Amérique.
Nous n’en sommes plus là. Sauf en matière monétaire, il n’y a pas eu en Europe de vraie volonté fédérale, capable de s’exprimer fortement, de peser sur le cours des choses, et de proposer un modèle clair aux nouveaux entrants [1] . L’absence de réponse française aux propositions Lamers-Schauble de 1994 de créer un « noyau dur », les réactions hostiles qu’elles avaient provoquées, le refus anglais, l’insuffisance d’engagement des leaders français, peut être même une impossibilité de fait, tant sont grandes les diversités et discordances européennes, auront sonné pour longtemps encore le glas d’une Europe fédérale.
C’est donc une autre Europe qui cherche à se construire, et qui va peut être se construire si le oui l’emporte au Traité. Oui de raison, de sagesse, de prudence par rapport aux risques trop grands du non : le mieux est l’ennemi du bien. Mais également oui de création, d’innovation, d’élan, qu’il faut susciter. Un oui qui retrouve le sens de l’idéal et de l’utopie.
Ce qui émerge, en effet, c’est une Europe sui generis, inédite, n’obéissant à aucun schéma préétabli, comportant des éléments de fédéralisme (la monnaie), combinés avec des modes de fonctionnement intergouvernementaux (le Conseil européen et l’unanimité) et communautaires (le trio Commission, Parlement, Conseil des Ministres). Cela résulte de la démarche originale qui a été menée, sans équivalent historique jusqu’ici, visant une construction politique basée sur la coopération volontaire d’Etats et de peuples à la fois unis et divisés par leur passé commun.
Cette Europe peut réussir à éviter le double péril de l’excès de puissance et de l’inaction résignée si quelques conditions essentielles sont réunies : organiser le débat intellectuel, culturel, spirituel sur le type de société que nous voulons faire ensemble ; forger une opinion publique européenne en organisant, dans chaque télévision publique nationale, de véritables espaces européens ; rapprocher des liens entre les peuples en organisant sur une base plus large les échanges entre citoyens sur un modèle rénové d’office franco-allemand de la jeunesse ; organiser les forces politiques européennes au niveau de l’Union pour que le Parlement cesse d’être un simple reflet des forces nationales ; jouer à fond le jeu des coopérations renforcées qui permet aux Etats qui ont des intérêts, des capacités, des qualités particulières d’aller de l’avant avec l’accord des autres et en attendant qu’ils les rejoignent ; construire ainsi peu à peu, dans un cadre commun, l’Europe des diversités et des excellences, l’Europe des mieux-disants, l’Europe des réalités transcendées.
Ce qui s’esquisse ainsi, c’est un déplacement, voire une remise en cause du principe de centralité qui a dominé jusqu’ici le développement politique. Ce n’est plus une Europe qui définit son projet d’en haut, en une fois, après un « vrai débat démocratique », et puis qui l’applique ensuite en bloc, en mobilisant la société dans son ensemble. C’est une Europe qui se construit peu à peu, par touches successives, entre des proches qui se savent différents, tout en voulant vivre ensemble. L’Europe n’est pas une idéologie. Ni un nouvel Etat-nation. Ni un empire. Ce n’est pas non plus une nouvelle organisation internationale. C’est une nouvelle forme politique. Et c’est ce qui fait son intérêt, tout en en rendant la lecture difficile. Elle va devoir concilier explicitement, et non plus par la bande, démocratie et identités. Son projet se constatera a posteriori. Il résultera en définitive de sa capacité à confronter et à unifier de manière souple les valeurs partagées, les identités façonnées et les réalités assumées afin de faire face aux défis contemporains.
L’Europe est la civilisation de la musique. Peu de civilisations peuvent se targuer d’avoir produit le grégorien, Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, Debussy, Schönberg. Il est logique qu’elle ait choisi la 9e symphonie comme hymne, hymne à la joie. Mais elle va désormais jouer aussi une autre musique. Non plus seulement celle du grand orchestre interprétant avec de subtiles nuances une partition construite selon une progression grandiose et s’achevant en apothéose, transposition symbolique du modèle rêvé de centralité réussie. Mais plutôt à la manière d’un orchestre de jazz, où il y a un thème, un rythme, soutenu par la section rythmique, et où chaque instrumentiste prend, tour à tour, dans le cadre ainsi fixé, un chorus où il a toute liberté pour improviser, et si possible pour faire mieux que les autres, à condition de respecter la mesure. Voilà peut être la métaphore qui permet de saisir ce que pourrait être l’Europe de demain. Le jazz, né de la révolte contre l’esclavage, constitue après tout une forme de mondialisation réussie ; il unit l’individu et le collectif, la liberté et la règle, la solidarité et la concurrence ; il a une capacité de ré enchantement du monde. Il est résistance à l’immobilisme, respect de règles toujours à améliorer, ouvert sur l’utopie. Pourquoi l’Europe ne s’en inspirerait-elle pas comme forme artistique susceptible d’inspirer un mode de fonctionnement politique ?
A nous de transposer, de s’inspirer de ce qui vient de la culture en mouvement pour développer une politique respectueuse de nos traditions classiques et ouverte sur le changement et l’innovation.
[1] Cela aurait supposé des compétences délimitées une fois pour toutes entre un Etat fédéral et des Etats fédérés, deux assemblées, l’une représentant les populations, l’autre les Etats et un gouvernement en bonne et due forme