Nos institutions tiennent bien, trop bien. Elles sont comme abritées des mouvements de la société. En apesanteur. L’Exécutif est trop solide, trop stable, alors que la société va mal, et qu’il ne sait ni l’écouter, ni la conduire. Face aux défis sociaux que nous posent les nouvelles formes du développement économique, la France est en panne de leadership politique. Cette panne qui est aggravée par l’excès de puissance que les institutions confèrent à l’Exécutif. La régulation avec la société ne se fait plus.
Précisons ce diagnostic. La France est un pays difficile à gouverner, dynamique et conservateur, individualiste et étatiste. Elle a besoin qu’on lui donne du sens, que la classe politique s’engage fortement sur une voie claire. C’est cela qui manque aujourd’hui. Plus concrètement, il nous faut résoudre simultanément la question économique (prendre notre place dans la nouvelle donne mondiale) et la question sociale (lutter contre le chômage et l’exclusion, retrouver le plein emploi, tout en préservant une protection sociale de haut niveau). Or, nous ne voulons pas vraiment du libéralisme économique, avec sa dérégulation, car nous en voyons trop la violence et les injustices. Et nous ne sommes pas capables d’imiter les Scandinaves, avec leur consensus, leur civisme, leur sens des priorités. Du coup, nous flottons, en accumulant les mesures inefficaces et en important sans cohérence des ingrédients de l’un ou de l’autre ces deux systèmes, avec de gros effets de modes. Il y a pourtant une voie française à trouver, fondée sur un haut niveau de redistribution sociale, mais une redistribution orientée prioritairement vers l’initiative, l’emploi, la formation, la recherche, l’économie solidaire, ce qui suppose que les autres fonctions sociales, toujours tentées par un certain corporatisme, acceptent d’être bousculées par ce nouveau dynamisme. Il n’y a que 1,5 % à 2 % de surplus à distribuer chaque année, moitié moins que dans les années 60. Les droits sociaux automatiquement croissants, ce n’est plus possible. Il faut de nouvelles régulations. Il faut aussi que les désirs sollicités de toute part s’ajustent aux capacités disponibles. Or, l’offre politique ne cesse de promettre plus qu’elle ne peut tenir (moins d’impôts, mais plus de social !).
Pour résoudre tous les problèmes, il faut à la fois de la méthode et du charisme. Or nous manquons de l’un et de l’autre.
.Nous avons mal traité, collectivement, le choc du 21 avril 2002 : pour éviter le péril de l’extrême droite, qu’on sentait venir dès 1995 d’ailleurs, la gauche s’est rallié à son adversaire du premier tour, sans négociation, comme un pis-aller. Et l’heureux bénéficiaire a gouverné comme s’il avait été élu dans les conditions habituelles, chef d’un camp. Ne fallait pas au contraire que l’un et l’autre des deux camps prennent l’initiative de gouverner autrement pour dialoguer, voire pour s’unir sur de gros enjeux, comme les retraites par exemple ? Mais non, on a fait comme si le 22 avril était un accident fâcheux et évitable, sans voir ses causes profondes, liées au chômage. On a continué comme avant, alors qu’il fallait du neuf.
.Nous n’avons pas su donner leur place aux jeunes, c’est-à-dire à notre propre avenir. Après leur mobilisation de 2002, ce fût une étrange manière de remercier que d’interrompre le programme des emplois jeunes, de réduire les emplois aidés, et de laisser leur taux de chômage remonter ; on a préféré baisser l’impôt sur le revenu, avant de lancer, dans l’urgence, deux ans après, un plan de cohésion qui renoue, sans le dire avec les dispositifs antérieurs, sous des formes nouvelles que des acteurs ont évidemment mis du temps à s’approprier. Et que dire de la crise des banlieues de l’automne 2005 : elle.montre une jeunesse en marge. Il eût fallu être inventif, lui parler, trouver l’équivalent de ce que fût, en son temps la mission Nouvelle Calédonie.
.Notre relation avec l’Europe s’est dégradée. Là encore, pour ces fameuses baisses d’impôt, nous sommes sortis des clous du pacte de stabilité, donnant le mauvais exemple, ne cessant d’imputer à l’Europe tous nos maux, n’appliquant pas les bonnes recettes qu’elle nous propose (la « méthode ouverte de coordination » en matière d’emploi), ne sachant pas en parler clairement, invoquant à tout et à travers une Europe sociale mal définie. Pas étonnant, dans ce contexte d’incivisme européen, que le référendum ait été perdu !
.L’opinion publique n’est pas correctement traitée. Le vote des militants du PS sur l’Europe n’a pas été respecté par certains de ses plus éminents représentants. Deux défaites électorales n’ont en rien perturbé l’immobilisme de l’exécutif. Il a fallu l’échec du référendum de 2005 pour qu’un changement se produise. Suit alors l’affaire du CPE : instrument construit sans consultation, maintenu contre vents et marées, sans doute largement pour des raisons de compétition politique interne, puis abandonné après une crise inutile.
Comment sortir de ce qui est d’abord une crise spirituelle ?
Cela dépendra d’abord beaucoup de la qualité morale des personnes qui émergeront demain, de leur capacité de compréhension de la société, d’écoute et de dialogue avec elle, de leur faculté de cohérence, d’engagement dans la durée, de sens, de construction de repères, nécessaires pour réussir cette interaction de l’économique, du social et de l’écologique qui est notre défi le plus évident.
Cela doit être étayé par quelques réformes institutionnelles, devenues indispensables pour éviter de mettre des instruments trop forts entre des mains trop faibles :
- interdire à tout Premier ministre ou Ministre en poste à moins de deux ans de l’échéance présidentielle de se présenter à cette élection, afin de limiter cette concurrence politique insensée et d’assurer la séparation des fonctions entre le Président et le Gouvernement ;
- interdire aux membres des cabinets ministériels de devenir directeurs des administrations qui dépendent d’eux pendant ce même délai de deux ans, et nommer les hauts fonctionnaires selon des procédures transparentes, afin de mettre fin à la politisation de fait de la haute administration.
- poursuivre la limitation du cumul des mandats, notamment leur cumul dans le temps (pas plus de deux mandats consécutifs ) ;
Il y a surtout besoin d’un autre état d’esprit, d’une autre culture pour faire vivre la démocratie, par l’éthique de la discussion, par la recherche en commun de sens de l’action collective. Par exemple, on devrait faire précéder toute grande décision ou mesure nouvelle d’un vrai débat avec la société civile, et pour cela, distinguer trois étapes : le débat avant décision, pour s’informer, communiquer et argumenter ; la définition des finalités, qui appartient au politique, ainsi mieux éclairé ; le choix des moyens, enfin, qui doit être délégué le plus possible aux acteurs économiques, sociaux, associatifs qui auront à les mettre en œuvre.
Relevons notre niveau d’exigence morale, améliorons nos modes de fonctionnement collectif. Cela aidera les acteurs politiques à donner ce que l’on attend : le meilleur d’eux-mêmes.