La guerre
« Il y a 80 ans, en mars 1945, Anne Frank mourait dans le camp de Bergen-Belsen, après s’être cachée avec sa famille pendant 761 jours dans “l’Annexe secrète” des bureaux de son père à Amsterdam. » En son honneur, le 4 mars dernier, un film est passé sur Arte nous plongeant, grâce à son journal, dans son quotidien d’adolescente de 13 ans, ses joies, ses espoirs, ses peurs lors des bombardements et ses angoisses d’être arrêtée par la Gestapo et déportée dans un camp. J’ai pleuré en l’écoutant.
Six millions de Juifs européens sont morts, dont environ 3 millions dans les camps de la mort. C’était hier.
La guerre est de retour. C’est vrai qu’elle n’a jamais disparu de la planète Terre. Mais elle est là toute proche, notamment en Ukraine et à Gaza. Elle est le quotidien de notre information nous plongeant dans l’anxiété du lendemain pour nos enfants et petits-enfants, nous les boomers qui avons échappé à cette abomination.
Celle de l’Ukraine a commencé le 24 février 2022, début de l’invasion du pays par la Russie. C’est le troisième hiver que les enfants ukrainiens la subissent. C’est un désastre. Ils manquent de tout : de nourriture, de chauffage, souvent d’électricité. Les écoles sont détruites. Ils entendent le bruit des bombes et doivent se cacher dans les abris. Les uns ont perdu l’un de leurs parents ou même les deux. D’autres ont fui le pays avec leur mère, leur père étant au front. On recense actuellement 6,86 millions de réfugiés ukrainiens à travers le monde, dont près d’un million en Pologne. Plus de 2 520 enfants ont été tués ou blessés depuis février 2022 (1). Des enfants ont été déportés pour être adoptés par des familles russes.
Près de 2 ans plus tard, le 7 octobre 2023, des groupes armés palestiniens commandés par le Hamas ont mené plusieurs attaques non seulement contre des bases militaires mais aussi contre des villages bordant la bande de Gaza (des kibboutz et des installations coopératives). Ils sont intervenus pendant des fêtes et ont massacré dans des conditions particulièrement effroyables quelque 1 200 personnes, dont 37 enfants. 7 500 personnes ont été blessées. Le Hamas a pris en otages 250 personnes. Cette attaque était principalement dirigée contre des civils. Des atrocités, des « crimes de guerre ».
L’émotion a été considérable. Devant cette « barbarie », de nombreuses personnalités politiques françaises ont déclaré leur « soutien inconditionnel à Israël ». S’est popularisée l’idée d’un « avant » et d’un « après », Israël devenant l’emblème de l’État martyr menacé par le terrorisme et l’antisémitisme.
J’avoue : j’étais partagée. Après tant de décennies d’occupation, est-ce possible de garder un espoir de paix fondé sur des actions non-violentes ? M’étant rendue à Jérusalem en 2017, j’avais vu le grignotage de la partie Est. J’étais allée à Bethléem en Cisjordanie. J’avais rencontré un paysan palestinien qui avait vu son terrain coupé en deux. Il lui avait fallu construire un tunnel pour rejoindre son champ d’oliviers. J’avais vu avancer à vue d’œil les immeubles de la colonisation. Impressionnant ! J’ai vu le mur et ses miradors et les mômes à ses pieds lancer des cailloux. Il y a des enfants dans les prisons israéliennes pour avoir jeté des cailloux sur ces miradors. J’ai vu les check-points, l’apartheid.
Je voudrais être loin des polémiques franco-françaises. Il y a, paraît-il, un Mandela dans une prison israélienne. On parle de Marwan Barghouti. A-t-il été libéré lors des échanges avec les otages israéliens du 7 octobre ? Apparemment non.
Il existe, en tout cas, encore des militants israéliens et palestiniens qui se parlent et militent ensemble pour la paix. Dans le documentaire Résister pour la paix, (2) on voit la rabbine Navas Hefetz dialoguer avec Ali Abu Awwad, qu’elle appelle le Gandhi palestinien. « Nous sommes dirigés par l’émotion, dit-il. Les Israéliens par la peur, les Palestiniens par la colère (…). Combien d’innocents devrons-nous encore perdre avant de réaliser qu’aucune de ces identités ne peut être ignorée pour toujours ? » Nous devons cesser cette compétition victimaire, expliquait-il dans un entretien de 2015 que j’ai retrouvé sur internet (3).
De fait, avec la tuerie du 7 octobre, le drame des Palestiniens privés chaque jour un peu plus de leur terre réapparaissait au grand jour sur la scène mondiale, en même temps que celui d’une majorité d’Israéliens qui se sentent entourés d’ennemis et à la merci d’actes terroristes. On aimerait que ce soit un mal pour un bien, mais il n’en est rien. L’avenir apparaît encore plus sombre aujourd’hui qu’hier.
Dès le début des représailles, j’ai pensé que l’objectif de Netanyahou allait au-delà de l’« éradication du Hamas ». Était en question la présence même des Palestiniens sur cette petite bande de terre où ils étaient enfermés. En mai 1982, Gilles Deleuze parlait des « Indiens de Palestine ».
Au moment où j’écris ces lignes, 48 348 Gazaouis ont été tués, dont 14 770 enfants. 111 761 personnes ont été blessées, dont plus de 24 940 enfants. 11 200 autres sont portées disparues et se trouvent probablement sous les décombres. Près de 95 % des écoles ont été endommagées.
Et aujourd’hui, en ce mois de mars 2025, ça continue malgré la « trêve ».
Le blocus de l’information à Gaza par le gouvernement israélien a été total. Les journalistes internationaux n’ont pas pu s’y rendre. Plus d’une centaine de journalistes palestiniens ont été tués dans les bombardements. Si ce n’est ces quartiers dévastés et en ruines, très peu d’images « humaines ». C’est une guerre qui manque de visages.
Or, cette même semaine où j’écoutais le témoignage d’Anne Frank, une longue soirée sur France 5 était consacrée à la guerre israélo-palestinienne. Le documentaire Fragments de guerre (4) s’ouvre sur des images de la plaine où quelque 3 000 Israéliens dansaient à l’aube du 7 octobre. La réalisatrice, Solvène Chalvon-Fioriti, s’est ensuite débrouillée avec une journaliste palestinienne (dont le mari est mort sous les bombardements). Celle-ci a pu filmer avec son portable un camp de Palestiniens plusieurs fois déplacés. Maman d’une petite fille, elle dit : « Parfois, cela me donne envie de remettre ma fille dans mon ventre pour la protéger de tout ce qui arrive. » C’est à nouveau un enfant, sa nièce, qui nous donne à comprendre, mieux que tout discours, la vie d’une famille qui subit la guerre. Nissan, 7 ans, est la fille d’une institutrice et d’un docteur. Elle se rappelle la vie d’avant avec « une maison qui avait un sol, des murs, des fenêtres ». Le matin au réveil, elle regardait des dessins animés. Elle raconte avec sa fraîcheur enfantine les déménagements et les cinq localités où la famille a dû fuir : « J’adore la mer. Elle ne déménage pas tout le temps de maison en maison, alors que nous, on change tout le temps de maison. » Elle vit avec les avions qui passent dans le ciel. Elle a peur. Elle crie lors des bombardements. La maman la console. Elle crie aussi de joie, cette fois-là, quand des avions larguent des provisions. Avec sa maman, elle apprend l’alphabet. Elle n’a pas le droit de regarder les photos des quartiers complètement détruits prises par son père qui soignent les blessés. « Papa ne veut pas, dit-elle, que je vois les maisons détruites par les bombardements. Quand je pose des questions à maman sur la guerre, elle ne me répond pas. » Les parents, comme dans le film La vie est belle (5), essaient de rendre la vie normale. Ils mentent aux enfants et leur racontent qu’ils ont mis leur tente sur la plage pour passer des vacances, pour découvrir le camping et étudier les insectes.
Depuis 2017, l’ONG de lobbying, Elnet, un agent d’influence pro-Israël, a envoyé, tous frais payés, une centaine de parlementaires français en Israël. Son PDG revendique avoir fait « plus que [sa] part » dans le soutien de « l’immense majorité » de l’Assemblée nationale et du Sénat à l’égard de l’État hébreu depuis le 7 octobre (6).
Avant la sortie scandaleuse de Trump sur la « Riviera » (7), les quelques timides remontrances de Biden, Macron et Scholz à l’encontre de Netanyahou n’étaient pas à la hauteur de ce qui se passe et révélaient leur indifférence à la souffrance de la population gazaouie. Pire, les États-Unis n’ont cessé d’envoyer leurs armes à l’armée israélienne.
En ce jour où j’écris, Jordan Bardella est en visite en Israël. Invité par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, il participera à une conférence à Jérusalem le 27 mars prochain. Je cite une analyse de Corentin Lesueur parue dans le journal Le Monde (8) : « Le soutien inconditionnel à la politique d’Israël est un instrument de normalisation du RN. Soucieuse de débarrasser le parti d’extrême droite de son antisémitisme considéré comme le “dernier verrou” empêchant son accession au pouvoir, Marine Le Pen fait de l’appui à l’État hébreu un levier décisif de son opération séduction de la communauté juive française. »
Même si on essaie de ne pas être sur une ligne campiste, ne nous laissons pas berner et retrouvons notre énergie d’antan contre l’extrême droite et la puissance américaine. Il y a 20 ans, le 14 février 2003, je participais avec des millions de manifestants dans le monde à une manifestation contre la guerre en Irak engagée par Georges W. Bush contre « l’axe du mal ». Retrouvons l’élan de notre fraternité d’alors et ne restons pas dans le « deux poids, deux mesures » concernant deux guerres si proches, celle de l’Ukraine et celle de la Palestine.
Marie-Odile Terrenoire, le 15 mars 2025
1/ Chiffres donnés par l’UNICEF : https://www.unicef.fr/article/le-bilan-devastateur-de-la-guerre-sur-les-enfants-dukraine/
2/ Résister pour la paix : https://www.france.tv/documentaires/documentaires-societe/6712066-resister-pour-la-paix.html
3/ Ali Abu Awwad: Palestine, la non-violence, la plus efficace des armes – JusticeInfo.net
4/ Fragments de guerre : https://www.france.tv/france-5/le-monde-en-face/6963226-fragments-de-guerre.html
5/ La vie est belle est une comédie dramatique italienne écrite et réalisée par Roberto Benigni sortie en 1997 en Italie. Un homme emmené avec son fils dans un camp de déportation en Allemagne lui fait croire qu’il s’agit d’un jeu d’où ils tireront beaucoup d’argent.
6/https://www.mediapart.fr/journal/politique/291224/elnet-un-agent-d-influence-pro-israel-au-coeur-du-parlement
7/ Le magnat de l’immobilier propose de transformer Gaza en « Riviera du Moyen-Orient »
8/https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/28/le-soutien-inconditionnel-a-la-politique-d-israel-instrument-de-normalisation-du-rn_6362284_3232.html