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2L209: Question anthropologique, préalable démocratique par Patrick Boulte

Démocratie et spiritualité

Question anthropologique, préalable démocratique 

Patrick Boulte  – 8.2.25

 

Comme nous l’avions déjà rappelé (cf. Anthropologie contemporaine – PB -15.9.21 in lettre D&S), notre démocratie politique ne peut fonctionner si le système culturel qui relie ses membres, qui constitue leur monde, leur langage, leurs valeurs communes, est lui-même défaillant. Or, actuellement, notre société est caractérisée par un individualisme qui consiste, pour les personnes, à se centrer plus ou moins exclusivement, sur-elles-mêmes, sur leurs besoins, à se configurer un univers restreint où se concentrent leur regard et leur intérêt, à rejeter toute autre rationalité que la leur, quitte à rechercher en permanence de possibles boucs émissaires de leurs frustrations, l’univers extérieur leur étant redevable de tout, sans délai. Elles ne se soucient pas de savoir ce qu’il requiert pour être en mesure de satisfaire cette attente, de la manière dont il gère les contradictions entre les injonctions qu’il reçoit, de la disponibilité des ressources à mettre en œuvre, du temps que cela requiert, des efforts disponibles à fédérer.

 

Il y a comme une dissociation entre les univers individuels et l’univers collectif, avec une sorte de réticence des personnes à prendre ce dernier en charge, dans l’absence d’une solidarité minimum du corps social.

 

Certains pensent que cette situation n’est pas durable, mais qu’elle correspond à un état d’immaturité des citoyens, en retrait par rapport à la complexité de la réalité, à laquelle ils auraient à se confronter directement, sans la médiation d’un groupe, d’une école de pensée ou d’une appartenance idéologique, et à une intrication des questions à résoudre, telle qu’elles ne peuvent supposer des réponses simples. Nos sociétés se trouveraient dans une sorte de crise d’adolescence en révolte contre une réalité complexe qu’elles auraient du mal à appréhender et qui réclame d’elles, à la fois, un saut dans la capacité de compréhension et un positionnement à un niveau d’intériorisation qui, seul, autorise l’intégration des diverses dimensions de la vie.

 

Elle met en risque les personnes, qui n’auraient pas les moyens de se distraire d’elles-mêmes, d’être conduites vers les impasses de l’autodestruction, par évitement des obstacles à franchir. Les conduites addictives en sont le signe. Elles se multiplient sous forme de négation de la réalité (complotisme), ou de simplification outrancière du réel à ce que l’on est supposé pouvoir maîtriser (nationalisme).

 

Dans un entretien récent, donné à la suite de la publication de son livre « Les Épreuves de la vie », Pierre Rosanvallon a essayé de pointer certaines expressions des mal-être personnels : insécurité psychologique, épreuves de l’intégrité personnelle, insulte à la promesse d’égalité, sans, d’ailleurs, arriver à pointer ce qui en est la cause profonde. Mais il a mis le doigt sur une réponse possible du système politique, à savoir au moins, nommer, reconnaître ce que vivent les personnes. Il s’agirait de rendre visibles les épreuves vécues, d’en faire le récit, de montrer de l’attention, de la compréhension à leur égard.

 

Un moment, incontournable et dont l’exigence vis-à-vis de soi n’est pas transférable sur autrui, est la prise de conscience de soi, la reconnaissance, par soi-même, de sa propre réalité, aussi pauvre et désespérante paraisse-t-elle de prime abord. Cette prise de conscience peut être encouragée par le regard d’autrui. L’une des phrases les plus mobilisatrices de l’Évangile est apparemment anodine : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait » (Jn 4,29) qui déclenche, chez celle à qui elle a été adressée, la sortie de l’anonymat et un début d’appropriation d’elle-même en tant que personne, lui donnant en quelque sorte l’autorisation de s’intéresser à elle-même, à son histoire, d’être quelqu’un ou d’essayer de le devenir. Rien ne peut se passer s’il n’y a pas, en effet, au départ, la conscience d’être sujet ; celle-ci passe par l’expérience faite de soi à l’occasion de ce qui fait événement dans sa  propre vie, de ce qu’il nous a permis d’éprouver. Il peut nous sembler qu’il ne nous arrive rien, mais n’est-ce pas dû à un manque d’attention aux répercussions en soi de ce qui se passe effectivement ou à une fausse évaluation de son contenu ? Ce qui arrive ne prend le statut d’événement, n’a valeur d’événement pour nous, que si nous sommes suffisamment libres par rapport aux interprétations qui nous sont étrangères et qui, souvent, s’imposent à nous par conformisme aux idées et aux valeurs en cours, à ce qui est valorisé par nos groupes d’appartenance.  Ce mouvement de libération, d’autonomisation de sa propre pensée, est freiné par la peur de la solitude, inévitable dans le parcours d’individuation que nous tentons de décrire. Il nous conduit à approfondir la connaissance de nous-mêmes, à éprouver l’existence de nos propres ressources et celle d’un socle sur lequel se fonde notre propre solidité. Ce qui se passe au dehors, qui peut, certes, être important et avoir des répercussions sur nous, prend une place moins déterminante et reste du domaine de la contingence. Comment feraient, autrement, pour continuer à être, les personnes gravement handicapées ou les détenus de longue durée, condamnés au face-à-face avec eux-mêmes ?

 

Dans un témoignage récent sur ce qu’elle a vécu, une libanaise exprime l’enjeu ainsi : « Dans un pays où nous sommes dépouillés de notre valeur en tant qu’êtres humains, et des nécessités de base (médicaments, alimentation, électricité, essence, gaz et bientôt eau), mais aussi dépouillés de puissance et même d’énergie de faire face à l’injustice, est-il possible de nous donner la force de l’intérieur, en refusant que les limites externes que nous subissons atteignent nos âmes et nos esprits ? » Nayla Tabbara in La Croix du 17.9.21.

 

Se demander ce qui peut faire tenir les personnes, confrontées à la difficulté de la construction de soi : comment maintenir une foi élémentaire  dans la vie, la confiance nécessaire à l’action, à la coopération, à la participation au débat démocratique, nécessaire pour faire prévaloir le souci pour les générations futures ? D’abord, reconnaître l’enjeu ; comme nous l’avons dit, montrer de l’attention pour les efforts qui s’imposent aux individus, faire valoir leur capacité, rendre visibles et audibles les personnes capables de générer la confiance. C’est tout un apprentissage que devront faire ceux qui, à un titre ou à un autre, s’expriment et influencent le système culturel : les politiques, les intellectuels, les enseignants, les créateurs, les entrepreneurs, les acteurs sociaux, mais aussi tous ceux qui sont en position d’accompagner les personnes. N’est-ce pas une voie à suivre pour sortir de la situation actuelle, pour apporter une réponse à ceux qui s’abstiennent, parce que « le monde politique ne s’intéresse pas aux réalités de nos vies », mais surtout, parce que la solidité de chacun est requise pour que soit envisageable un avenir pour toutes les générations ?

 

N’est-ce pas ce qui se passe déjà et ce à quoi nous ne sommes peut-être pas suffisamment attentifs ? Si notre société tient, n’est-ce pas dû à ces acteurs sociaux innombrables qui, dans tous les domaines de la vie, dépassent, par la façon dont ils exercent leurs responsabilités, les stricts contours de leur rôle et montrent qu’ils ont le souci de leur impact sur nos fonctionnements collectifs. Nous avons des exemples quotidiens de ces personnes qui fondent sur leur solidité intérieure leur capacité à assumer le poids du monde.

 

Tout peut advenir, mais il est certain que l’époque réclame un grand courage. Le courage de devenir soi, de devenir adulte pour fabriquer de la société et faire grandir les autres.

A propos Régis Moreira

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