Les spiritualités, un bien commun pour l’action ?
Pour qu’il en soit ainsi, ce qui est souhaitable, mais ne va pas de soi, il faut, selon mon expérience particulière, remplir plusieurs conditions :
1) Tout d’abord, sur le plan de la vie personnelle, que chacun(e) en fasse une sorte de règle de vie. J’ai souvent défendu la thèse que la vie spirituelle devait se composer à la fois d’un travail personnel sur soi-même, d’une relation avec une communauté de pairs et d’amis qui échangent en confiance, d’un rattachement à une tradition qui oblige et stimule tout en apportant une liturgie, et d’une ouverture et d’un intérêt pour l’apport des autres traditions. Si ces conditions sont respectées d’une manière ou d’une autre, il devient possible de concilier la dimension nécessairement individuelle de la spiritualité avec sa concrétisation comme bien commun reconnu.
2) Sur le plan collectif, il y a beaucoup à faire pour dépasser le mouvement de fuite dans l’individualisation des spiritualités. Les grands systèmes de sens, qui proposent une morale souvent exigeante, sont désertés au profit de démarches personnelles plus libres et authentiques, mais sans portée collective. Il en résulte un grand morcellement, sur fond d’une double évolution: d’abord, la préférence pour la vie intérieure par rapport aux règles et morales imposées de l’extérieur, qui se transforme en opposition entre spiritualité et religion ; et parallèlement, l’abandon des grands systèmes de sens et la multiplication des petites structures s’ignorant mutuellement. Nous sommes ici loin du commun ! Pour progresser, deux conditions :
– sortir de ce face à face infructueux entre spiritualité et religion, entre intériorité et extériorité. Les spiritualités ont besoin d’une métaphysique et de repères éthiques que les religions peuvent leur apporter ; les religions, de leur côté, doivent rester conformes à leur vocation et éviter de séparer extériorité et intériorité ; elles doivent aussi s’enrichir des apports de la vie démocratique ainsi que des progrès des connaissances scientifiques, sociales et psychologiques. C’est ce double mouvement qui permettra de cheminer vers le commun ;
– mais il faut aller plus loin et rattacher la recherche du commun à la question de la Vérité ultime. Le sujet est tantôt soigneusement éludé, tantôt capté par des traditions se disant porteuses exclusives de la vérité. Il faudrait que chacun admette que la Vérité est plus grande que lui et que, dans cette perspective, les vérités de chacun ont beaucoup à s’apporter les unes aux autres. Elles sont les composantes d’une totalité qui les dépasse, et dont elles déclinent les différentes formes. C’est ce sentiment de commune appartenance et de participation à une œuvre qui les dépasse qui créera un commun actif et opérationnel entre les spiritualités.
3) De manière complémentaire, l’action en vue d’un objectif particulier, d’un projet, d’une finalité constitue un moyen de créer du commun entre les religions et les spiritualités. Faire ensemble unifie. La spiritualité est nécessaire pour éclairer l’action, pour accroître sa dimension d’engagement désintéressé, de don, et pour la préserver du poison du désir de pouvoir incontrôlé. Et à son tour, l’action enrichit la spiritualité, lui fait découvrir des dimensions oubliées ou inconnues, suscite des relations avec des personnes différentes, oblige à progresser dans l’ouverture aux autres.
4) Cette approche, féconde pour l’action de terrain ou les actions ciblées sur un objectif particulier, peut-elle fonctionner au niveau de la politique globale ? Ce serait bien nécessaire, compte tenu des défis auxquels nos sociétés sont confrontées. Mais c’est plus difficile, car les masses à soulever sont lourdes et la compétition pour le pouvoir intense. Mais la résignation n’est pas pour autant de mise, et ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. Il y a des exemples de réussite, telle la déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui a mis sur les rails la construction européenne. Aujourd’hui, un sursaut spirituel serait nécessaire pour faire face simultanément aux trois dettes écologiques, sociales et financières et pour résister courageusement à la montée des politiques de puissance à l’est comme à l’ouest. Cela passe nécessairement par une forme de sobriété globale, valeur spirituelle s’il en est, mais une sobriété à inventer car elle soit être créative, juste et fraternelle.
5) Quoiqu’il en soit, il faut porter une attention plus grande aux conditions spirituelles de l’exercice des responsabilités, quelles qu’elles soient (familiales, économiques, civiques, politiques). Elles sont nécessaires pour affronter la réalité, sans mettre sous le tapis ce qui gêne, pour que le pouvoir soit bien et reste un service, pour que les finalités de l’action soient définies de manière aussi désintéressée que possible. Cela suppose une formation et une vigilance permanente, et si possible des échanges réguliers avec un groupe de pairs indépendants.