Vivre la mort
Blandine Humbert,, Artège 2023
« Nous pouvons réapprendre à mourir », écrit Blandine Humbert, philosophe membre du conseil scientifique de la SFAP, en sous-titre de ce livre passionnant dans lequel elle s’inspire notamment de Paul Ricœur, de Michel Henry et de Paul Tillich. Selon elle, il nous faut penser la vie jusque dans l’épreuve de la mort, qui devrait être un temps favorable pour nous révéler à nous-mêmes. Ce livre complexe, mais très bien structuré, vise en définitive à approfondir la phrase célèbre de Ricœur : « être vivant jusqu’à la mort ».
L’autrice commence son ouvrage par un rappel historique en évoquant les rituels religieux qui accompagnaient le mourant, mais qui, face au tabou de la mort si dominant dans notre société, ont été remplacés par des techniques médicales qui cherchent à tout maîtriser. « Dès lors, bien mourir implique de savoir faire plier la mort devant sa volonté » – ce qui est illusoire ; ou bien il faut se résigner ! Alors, n’y a-t-il pas une autre voie possible ? C’est celle que décrit Blandine Humbert, en considérant que l’agonie – dont l’étymologie a rapport avec la notion de combat – « nous assigne au plus profond de notre humanité ».
Dans cette perspective, comment mourir ? Devant la souffrance qui est inévitable, devant l’impossibilité d’une « bonne mort », il faut déployer ce que Tillich appelle le « courage d’être ». Pour le théologien protestant, l’angoisse est constitutive de toute existence humaine, mais nous pouvons lui faire face en nous déployant comme personne. L’amour des proches, leur communion va aussi redonner du sens à l’agonisant, à condition de ne pas le regarder « en spectateur », mais en luttant avec lui « pour accompagner et accueillir l’affirmation de soi de la personne qui passe » : ainsi, lorsque nous accompagnons un mourant, nous sommes appelés à soutenir son « courage d’être » en vivant avec lui une compassion profonde.
Pour la jeune philosophe, le modèle de mort le plus abouti reste celui de Jésus : confronté au mal physique, au mal moral, mais aussi au mal métaphysique (le silence de Dieu), rejoignant pleinement la plainte de tous les hommes souffrants, il pardonne à ses bourreaux : « il s’engage » et habite ainsi son humanité jusqu’au bout, en consentant à sa mort non par capitulation, mais « selon l’espérance ». Un tel modèle peut certes nous sembler inaccessible, relevant d’un monde idéal, loin de ce que vivent la plupart des agonisants : c’est pourquoi l’autrice développe ensuite tout un chapitre sur « le corps que nous sommes ». Nous sommes des êtres incarnés, marqués par la contingence, par l’involontaire et il nous faut consentir à cette étroitesse, car « sans l’incarnation, il n’y pas d’homme sujet ». L’épreuve de la chair est inévitable, car « l’homme vivant est un être éprouvé et éprouvant » : la passivité et la pauvreté sont constitutives de notre être, et même le « pâtir » selon Michel Henry.
Alors, peut-on au cœur de ce « pâtir » se restaurer comme un homme capable, et non plus coupable ? Peut-on ressentir « la joie du oui dans la tristesse du fini » (Ricœur) ? Trois chemins sont possibles selon Blandine Humbert : celui des stoïciens, c’est-à-dire le détachement qui, selon elle, est une capitulation ; la « fusion » fataliste dans la nécessité, mais qui est une abdication de soi ; enfin, trouver en soi le courage d’être soi-même en apprenant à nous aimer dans notre finitude. Et c’est dans ce pâtir que s’ouvre « la possibilité d’une parousie : celle du soi à soi, dans la Vie » ; la dimension spirituelle [c’est moi qui introduit ici ce mot] est alors découverte, non seulement dans la transcendance, mais dans l’immanence de ce pâtir qui fait reconnaître « le principe originel qui engendre toute vie ».
Ainsi, pour notre philosophe, renoncer à l’épreuve de l’agonie – comme le souhaitent beaucoup dans notre société -, ce serait « renoncer à notre humanité dans son aspect le plus profond ». Un chemin est possible : celui « d’un homme vivant et éprouvant qui aime et s’ouvre à l’amour de la Vie ». Et pour les personnes qui accompagnent le mourant, dans la mesure où elles se laissent éprouver par ce qu’il éprouve, c’est un chemin de fraternité qui jaillit de ce partage d’intériorité, dans la découverte de la même origine : la Vie [que personnellement j’associe au Verbe de Dieu dont « la lumière illumine tout homme en venant dans le monde» (Jn 1,4)].
Pour ceux qui accompagnent des malades en fin de vie, la pensée de Blandine Humbert paraîtra utopique et abstraite. Personnellement, je la trouve très stimulante, car elle leur propose un horizon : être auprès de ces personnes pour stimuler leur courage d’être, l’affirmation de soi dans l’amour des autres et de la vie… et eux-mêmes approfondir leur propre courage d’être en participant fraternellement à leur combat.
Patrice Sauvage