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13L209: Zéralda, un livre de Jean-Claude Devèze par Marie-Odile Terrenoire

Zéralda(1), un livre de Jean-Claude Devèze

 

Quand j’ai reçu le livre de Jean-Claude Devèze, j’ai pensé à la petite Zéralda qui avait su amadouer le grand ogre inventé par Tomi Ungerer (2) en lui préparant de bons petits plats. Mais Zéralda dans le livre de Jean-Claude, c’est uniquement le nom de cette commune balnéaire en Algérie, distante d’une trentaine de kilomètres d’Alger, où commence, le 2 mars 1944, l’histoire de Jean Breton telle qu’il l’a racontée dans son journal.

Le récit débute avec la mort héroïque du supérieur de Jean, le lieutenant Lucien Barbier, alors que celui-ci tentait de le sauver de la noyade. Jean a le sentiment d’avoir provoqué sa mort en allant se baigner loin dans la mer alors qu’il avait l’ordre de ne pas s’éloigner du rivage. Il s’en voudra toute sa vie durant. Engagé dans la Résistance, Lucien Barbier laissait une femme et un petit garçon d’un an.

Mis en cellule lors de cet accident, Jean Breton se lie avec Ahmed Kebli, un camarade de la fac de médecine. Heurté par la misère de ses proches et l’ingratitude de l’administration vis-à-vis de son père blessé à Verdun, Ahmed lui parle de la dureté de la colonisation. Le malaise entre la population de ceux qu’on appelle les pieds noirs et les musulmans est pesant. Ahmed restera le seul ami musulman de Jean.

Tous deux se marient, chacun dans sa communauté. Jean aura deux enfants de Christiane. Leur couple ne survivra pas à la divergence d’appréhension de la situation en Algérie. Elle, fille de propriétaires terriens, reste attachée à l’Algérie française, lui, fils de fonctionnaire, est plus sensible au sort des Algériens et à leur lutte.

Ahmed se marie avec Badia. Il aura, lui aussi, deux enfants. D’abord installé dans un cabinet à Tizi Ouzou en Kabylie, Ahmed prend le maquis pour « soigner ses frères de lutte ». Son engagement lui fut fatal. Il est tué dans un des combats.

Les deux familles continueront à se croiser en Algérie mais surtout en France après l’indépendance. Il y aura même des mariages dans leur descendance entre les deux lignées.

Autre attachement  inaltérable de Jean : Henri, le jeune aumônier jésuite de la troupe auquel il se confie lors du drame de Zéralda et qui restera toujours son confident. Il partage avec Jean l’espoir qu’un jour les rapports puissent s’apaiser entre les Français et les Algériens. Il est souvent question dans le livre de Monseigneur Duval qui s’efforce de maintenir le dialogue. Dès 1955, celui-ci parlait de guerre d’indépendance et envisageait parmi les scénarios possibles une Algérie algérienne. Mais il est minoritaire au sein du clergé, « une majorité évoluant avec leurs ouailles pour une défense de d’Algérie française  (p. 50) »

On reconnaît la figure de Jean-Claude Devèze et des siens dans la pluralité des protagonistes du roman. Jean Breton, notamment, me semble être le double de Jean-Claude Devèze ; ce n’est pas la vie de Jean-Claude mais ce sont ses idées, ses opinions politiques, ses aspirations, ses goûts, et même une part de son sentiment de culpabilité qu’il exprime à travers ce personnage.  Lucien Barbier, le valeureux lieutenant qui s’est sacrifié pour sauver Jean Breton lors de l’accident de Zéralda n’est autre que le père de Jean-Claude Devèze, Lucien Isaac-Devèze, résistant, « mort pour la France » à Zéralda le 2 mars 1944 en voulant secourir ses hommes qui se noyaient alors que Jean-Claude n’avait lui-même que 20 mois. Un héros, un exemple d’abnégation et de courage auquel Jean-Claude rend hommage dans ce livre en grande partie autobiographique mais avec des transpositions multiples, les histoires des uns et des autres s’entremêlant dans l’imaginaire du romancier.

J’aime l’écriture sobre et factuelle de Jean-Claude Devèze. Il nous place dans la peau d’un homme qui a vécu la trop longue guerre d’Algérie si sanglante. Il nous raconte les humiliations et les violences subies par la population algérienne.

Jean-Claude traverse tous les événements qui ont, pour lui, ponctué la guerre : la bataille d’Alger, les divisions entre le MNA (3) et le FLN, le discours de Camus lors de la remise du prix Nobel, le discours ambigu de De Gaulle à Alger le 4 juin 1958, celui du 16 septembre 1959 où le général parle pour la première fois de l’autodétermination, le putsch des généraux en avril 1961, le massacre des Algériens à Paris en octobre de la même année, les accords d’Evian en mars 1962, le référendum, le départ des pieds noirs vers la France en juin 1962…

Toutes ces étapes de cette Histoire sont racontées à travers la trame de l’histoire familiale de la famille Breton.

Jean-Claude profite du livre pour dresser un bilan qu’il juge lui-même un peu sévère de la façon dont de Gaulle a mis fin à la guerre d’Algérie : «  mensonge à la population européenne et à l’armée, abandon de la moitié des harkis dont de nombreux se sont faits ensuite tués, tolérance coupable sur l’enlèvement de pieds-noirs et sur les massacres d’Oran le jour de l’indépendance de l’Algérie, non-respect des accords d’Evian, en particulier pour l’indemnisation des biens spoliés (p. 85) ».

Suit après, à la moitié du livre, l’installation de Jean Breton en France, la poursuite de la vie familiale avec les études de ses enfants, les mariages, le travail, les retrouvailles pour les vacances, etc. Jean-Claude continue à livrer son point de vue sur le déroulement de la vie politique et sociale tant en France qu’en Algérie. Il  évoque la décennie noire en Algérie…

Les adhérents de Démocratie et spiritualité reconnaîtront dans son action militante à Culture, Démocratie et Spiritualité l’association qui leur est chère et les thématiques sur lesquelles nous travaillons.

Soixante années se sont passées depuis la fin de la guerre d’Algérie. Les espoirs d’une réconciliation tant attendue entre la France et l’Algérie restent toujours déçus. Jean-Claude énumère quelques ratés de cette réconciliation pourtant si essentielle pour les deux peuples (4). Aujourd’hui encore, alors que le rapport confié par Emmanuel Macron à l’historien Benjamin Stora sur l’accord mémoriel de la colonisation et de la guerre nous avait fait espérer une collaboration heureuse entre les chercheurs des deux pays sur la question des archives, les propos de Macron sur le Sahara occidental ont ravivé les tensions. Ajouté à cette déclaration, l’emprisonnement de Boualem Sansal, les remous par rapport à l’expulsion refusée d’un ressortissant algérien et les réactions de la classe médiatique et politique dont celle de Bruno Retailleau en ce mois de février 2025… Les relations sont devenues exécrables.

Les deux pays continuent de s’affronter dans leur imaginaire politique note Jean-Claude Devèze : « D’un côté, un nationalisme algérien qui veut s’affirmer en défiant l’ancienne grande puissance coloniale et de l’autre, un nationalisme français qui a du mal à se débarrasser de son passé impérial et colonial qui fait partie de son identité culturelle et politique ».

Le livre s’achève par les attentats terroristes de l’année 2015 : l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo ( toute la famille de Jean Breton se rejoint pour manifester le 11 janvier) et quelques mois plus tard, le 13 novembre 2015, Jean Breton prend un pot avec ses petits-enfants à la terrasse du Petit Cambodge. Il s’est levé pour se diriger vers deux hommes armés de kalachnikovs qui avaient commencé à tirer. Leur donnant le temps de plonger sous la table, il protège ainsi ses petits-enfants mais il meurt. Acte héroïque s’il en fut. La boucle est bouclée…

L’islamisme radical et ses crimes font et ont fait, des dégâts terribles dans les deux pays. La guerre civile qui opposa, entre 1992 et 2002, le gouvernement de l’Algérie et des groupes islamistes qui ont fait tant de morts dans la population terrorise encore les esprits en Algérie. En France, les attentats de 2015, outre la douleur des victimes et de leurs proches, ont alimenté la peur et une islamophobie très élevée qui empoisonne la sphère médiatique et politique…

 

Marie-Odile Terrenoire, le 18 février 2025

1/ Ed. Le Lys Bleu, novembre 2024

2/  Tomi UNGERER ? Le géant de Zéralda, L’école des loisirs. Tomi UNGERER a choisi ce nom de Zéralda car il a fait son entraînement militaire chez les Spahis qui sont des unités de cavalerie française de l’armée d’Afrique d’où un vrai lien entre les deux livres…

3/ MNA, Mouvement nationaliste algérien rival du FLN, Front de libération national

4/ Alors que J. Chirac avait envisagé la signature d’un traité d’amitié entre l’Algérie et la France comme celui qui a été signé entre l’Allemagne et la France en 1963, une loi maladroite faisant état des bienfaits de la colonisation a immédiatement stoppé le processus.

A propos Régis Moreira

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