Lettre à ma fille par Laurence Vernant Fabert
Jamais je ne t’ai écrit hormis les quelques cartes postales envoyées lors de tes séjours en colonie de vacances il y a bien longtemps. Pour me rassurer probablement, pour que tu ne nous oublies pas pendant cette semaine, loin de nous, plus que pour nous assurer que tout se passait bien. Bien sûr que tout se passait bien ! Bien sûr que tu t’amusais, bien sûr que cette parenthèse était heureuse…
Depuis, la vie et ses chemins escarpés se sont poursuivis. L’adolescence douloureuse, le basculement trop tôt, trop vite, trop brutal dans ta vie de femme et de mère, la grande précarité, le deuil inachevé de ton père.
Et ses derniers mots terribles prononcés alors qu’il avait basculé dans un état de semi-conscience qui bientôt l’éloignerait de nous et de tout : “la pas maline” pour parler de toi.
Ces trois mots assourdissants qui résonnent encore aujourd’hui ont provoqué en toi beaucoup de colère et surtout de chagrin. Ils ont accentué la ligne de fracture entre ton frère et toi. Le chouchou comme tu l’appelles. D’autres auraient porté cette douleur telle une croix. Tu as choisi de la porter, de la transcender en te convertissant à l’islam et d’en faire une force de vie de chaque instant.
Je ne l’ai pas compris, loin de là. Moi l’athée, comment pouvais-je l’accepter alors que je vous avais toujours laissé à tes frères et toi la liberté de ne pas croire plutôt que de croire ? Je suis passée par plusieurs étapes pour trouver des explications qui me convenaient : le contre-coup du décès de ton père, la crise d’adolescence tardive (!), de “mauvaises” fréquentations qui t’auraient enrôlée et puis, comme tu as un fort caractère (les chiens ne font pas des chats, dit-on …), le besoin de provoquer, de me provoquer, de nous provoquer tous.
Tellement facile de chercher à se convaincre qu’il y a forcément une mauvaise raison et qu’en la trouvant on va pouvoir agir en conséquence pour te remettre dans le droit chemin.
J’ai récemment lu un livre (La déconnexion – Eric L’helgoualc’h – Editions du Faubourg) qui m’a fait réfléchir sur la question de l’engagement et sur les mécanismes qui déterminent les choix – suite à un changement de vie, une rupture, une déconnexion – qui, dans ce roman, conduisent le héros à s’engager dans une milice pour combattre Daesh. Ces mêmes mécanismes qui auraient pu le conduire tout autant, comme tant de jeunes, à s’engager aux côtés des terroristes. Balayée en 303 pages la grille de lecture rassurante qui permet de déterminer dans le chaos qui sont les bons et qui sont les méchants. Et, plus communément, quelles sont les bonnes ou les mauvaises raisons qui déterminent nos actes.
Nous faisons des choix à des moments de vie qui ont certainement des effets déterminants sur ceux-ci. Plutôt que de chercher indéfiniment à les caractériser – les bons et les mauvais – et plus certainement à me convaincre de ma non-culpabilité, je choisis de cheminer avec toi, de t’accompagner dans tes choix et de les défendre lorsque ton identité t’est déniée par les imbéciles, les couards, les islamophobes de tous poils qui te résument à “la voilée”.
Car c’est ainsi que les paroles ou les regards te nomment. “La voilée”. Tout est dit, tout est interprété : femme soumise, profiteuse du système social français au détriment des “vrais français de souche”, potentielle terroriste…
Ce voile que tu as choisi, qui est ta force de vie, qu’il est lourd à porter. J’ai souvenir d’une femme haineuse qui, pour un banal différend au sujet de ta voiture te lance ce ”retourne dans ton pays”. Ou ce couple qui veut s’insérer devant toi dans la file d’attente du supermarché parce qu’il ne va pas passer après “ces gens-là”. Tristes scènes du quotidien qui pourraient être banales mais que tu refuses d’accepter. Et que je refuse tout autant que toi d’accepter.
Je suis une militante, ton père l’était aussi. Tous deux communistes. Nous nous sommes engagés sur la base d’un idéal de transformation de la société pour qu’elle soit plus juste, plus humaine, empreinte de tolérance et d’acceptation de l’autre y compris dans sa différence. Nous avons mené de nombreux combats, d’autres seront encore à mener.
Le combat que je poursuis aujourd’hui, c’est celui pour la dignité et le respect de la personne dans ce qui fait son humanité. C’est pour ta dignité et pour ce que tu es. Ma fille.