Le temps de l’homme passant
Chronique de Bernard Ginisty du 10 décembre 2024
Le grand débat national sur les retraites dépasse singulièrement les seuls enjeux financiers. Il oblige chacun d’entre nous à s’interroger sur les étapes de sa vie, sur les différents « temps » qui la ponctuent et lui donnent sens. Dans les sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte se faisait sans rupture puisque les jeunes reproduisaient les modes de travail et de vie de leurs aînés. Et seules les dégradations physiques marquaient l’entrée dans une vieillesse qui nécessitait l’assistance de ses proches.
La modernité a inventé deux temps intermédiaires. Tout d’abord, un temps d’adolescence où l’être humain ayant acquis sa maturité physiologique, psychique et civique, vit une période de formation et d’entrée dans les responsabilités professionnelles et familiales qui n’a cessé de s’étendre. Mais on a encore peu remarqué qu’avec la « retraite », nos sociétés ont inventé un autre temps intermédiaire entre la vie active et la vieillesse. Ceux qu’on appelle « les jeunes retraités », en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels vivent un temps de plus en plus long avant d’entrer dans la vieillesse dépendante. C’est un peu une « seconde adolescence », évidemment bien différente de la première mais qui partage avec elle un point commun fondamental : jouir de toute son autonomie d’homme sans exercer directement des responsabilités professionnelles et familiales. Claude Olievenstein, psychiatre spécialisé dans le traitement des toxicomanies, note que ces deux périodes de la vie sont les plus propices au questionnement sur la signification de nos existences : « Il y a deux âges privilégiés pour se préoccuper du sens de la vie : l’adolescence, où tout est éveil, où l’inquiétude, qui peut être extrême, est mâtinée d’espoir sous-tendu par les forces vives en ébullition ; et puis le moment de reconnaissance, par l’intime conviction de la naissance de la vieillesse, de son parcours inéluctable, point de départ d’une interrogation, à vous rendre fou, sur votre devenir » (1). Dès lors, il n’est pas étonnant que les « jeunes retraités » forment aujourd’hui des bataillons importants des activités culturelles, associatives et politiques.
Ces deux temps intermédiaires, celui de l’adolescence et celui d’une retraite qui n’est pas encore la vieillesse, se définissent comme des temps de « passage » où nous apprenons que nous sommes des « passants » et que le seul risque serait de se cramponner à des univers prétendument stables, celui de l’enfance ou celui de la pleine maturité.
Dans un très beau poème, l’écrivain allemand Hermann Hesse, nous invite à vivre ces temps de passages comme autant de nouvelles naissances :
« A chaque appel de la vie,
Le cœur doit savoir dire adieu et tout recommencer
Pour constituer des liens nouveaux, différents,
S’y engager avec bravoure et sans regret.
Chaque début recèle une magie cachée
Qui vient nous protéger, nous aide à vivre après.
Les espaces successifs doivent se franchir gaiement,
Ne pas être chéris comme autant de patries,
L’esprit du monde ne nous enferme ni ne nous lie,
A chaque étape il nous libère, nous fait plus grands.
Dès que nous pénétrons une sphère de l’existence,
Que nous y sommes chez nous, nous risquons l’apathie ;
Seul l’homme qui ne craint ni départ ni distance
Échappe à l’habitude qui l’engourdit… ». (2)
Noël, que nous allons fêter dans quelques jours, évoque la fragilité d’une naissance chez un jeune couple déplacé suite à un recensement administratif. Fragilité d’une naissance dans un abri de fortune car les hôtelleries n’accueillent que ceux qui ont les moyens financiers. Pour les Chrétiens, cet humble événement, célébré le jour du solstice où, après les nuits d’hiver de plus en plus longues, la lumière commence à surmonter les ombres, apparaît comme le recommencement du monde. Loin des fanfares triomphales, des grandes réussites économiques et militaires, c’est cette fragilité qui apparaît plus forte que tout.
Dans un des derniers textes écrits quelques mois avant sa mort, l’essayiste et romancière Christiane Singer s’interrogeait sur ce mystère : « Comment dans cette nuit du solstice d’hiver la plus interminable de l’année, la nuit des tueurs d’Hérode et des longs couteaux tirés, le retournement serait-il possible, seulement pensable ? Comment ? C’est dans cette nuit-là et dans aucune autre que le miracle va advenir. Et il advient ! Car le voilà, le secret des mondes que révèle Noël ! Même si l’homme doit mourir, la vie lui est donnée pour naître, pour naître et pour renaître… C’est la naissance qui lui est promise et non la mort. Tous les chevaux du Roi, tous les tanks et tous les bombardiers de toutes les armées du monde ne sauraient, quand l’heure est venue, retenir les ténèbres ni entraver l’irrésistible montée de l’aube ! Il n’est plus que d’acquiescer pour qu’en toi le miracle s’accomplisse ! » (3).
(1) Claude OLIEVENSTEIN (1933-2008) : Naissance de la vieillesse Ed. Odile Jacob 1999, p.40
(2) Hermann HESSE (1877-1962) : Eloge de la vieillesse Editions Calmann-Lévy, 2000. Cité in Régine DETAMBEL : Le syndrome de Diogène. Editions Actes Sud 2008, pages 179-180.
(3) Christiane SINGER (1943-2007), « L’enfantement, l’éros et la vieillesse », entretien avec Patrice van Eersel dans le magazine trimestriel des spiritualité Clés (a cessé de paraître en 2016).