Vagabondages d’octobre 2024
Les vacances gardent pour moi ce côté merveilleux hérité de l’enfance, la vie ralentit, le calme extérieur créé le calme intérieur : se mettre à l’écoute des bruits de la vie sans s’en agacer, savourer lentement le café du matin. Réaliser un projet longuement mûri : aller voir un maximum d’expositions à Paris.
Le Centre Pompidou brille de ses derniers feux avant les grands travaux qui débuteront l’année prochaine avec une exposition très complète intitulée sobrement « Surréalisme » de 1924 – 1969 pour fêter ce mouvement de protestation née il y a cent ans, peu après la fin de la première guerre mondiale avec le « Manifeste » fondateur d’André Breton. L’exposition voit grand, des artistes célèbres comme Dalì, Magritte, Mirò, Dora Maar …, des écrivains (Lautréamont, Lewis Caroll…), manuscrits, photos, films … c’est riche, trop riche pour une seule visite au milieu d’une foule très dense.
Avançant dans le temps, direction la Fondation Vuitton qui propose « Pop for ever, Tom Wesselmann & », consacrée au Pop Art, l’un des mouvements artistiques majeurs des années 1960. Si Tom Wesselmann est bien représenté, les artistes importants du monde entier de cette époque ne sont pas oubliés. Né en Angleterre au milieu des années 1950, un peu plus tard aux États Unis, cet « art populaire » se nourrit de tout ce que la nouvelle société de consommation produit : acrylique, sérigraphies, techniques empruntés au monde industriel. Des grands aplats aux couleurs franches, sans nuances, des répétitions, représentation des gestes quotidiens (bedroom painting !), l’art quitte les cimaises distinguées pour entrer dans la vie réelle. La vieille dame que je suis reste perplexe et s’en ouvre à une médiatrice de la….
Bourse de Commerce Pinault Collection qui présente Arte Povera. « Vous n’avez plus les codes qui régissaient cette époque et restez à l’extérieur », m’explique-t-elle et en profite pour m’introduire à ce courant artistique née à Turin et à Rome dans les années 1960, « art pauvre » parce que les artistes considèrent que l’œuvre d’art n’est rien en soi, il a besoin du spectateur pour s’ouvrir au monde. Pauvre aussi par les matériaux utilisés à l’époque de la restructuration après la guerre, au milieu des « années de plomb ». Il est vrai que j’ai vécu ces années-là, tendues vers des temps meilleurs.
Je me souviens alors d’une conversation avec un autre médiateur de la Bourse de Commerce, Adrien, qui me disait « Ce qui fait l’œuvre, c’est la tension produite avec le spectateur dans une expérimentation artistique qui unit désormais l’artiste, l’objet et le spectateur ».
Cela me rejoint, tout est dans le regard que je pose sur le monde qui m’entoure, sur l’œuvre d’un artiste que j’ai du mal à comprendre au premier regard. Ce que je ressens, Maurice Zundel le dit très bien :
“Quand dans l’émerveillement de la musique, de l’architecture, de la peinture, de la nature, de l’amour vous vous sentez délivré de vous-mêmes, votre regard se porte sur la beauté et, tandis que vous vous perdez de vue, vous vous sentez exister avec une plénitude incomparable. Et c’est là justement que la vie atteint son sommet, quand, cessant de vous regarder, vous n’êtes plus qu’un regard vers l’autre. A ce moment-là, sans revenir à vous, vous sentez que vous êtes là, que vous existez comme jamais dans une joie immense mais très pure et dépouillée, une joie qui est encore offerte en cette beauté en laquelle vous vous perdez” (1).
Regarder attentivement m’ouvre à plus d’humanité au quotidien et développe mon sentiment d’appartenance. Le regard que je pose sur l’œuvre créée m’aide à tisser le lien avec un monde que je ne connais pas.
Adrien propose d’y regarder à deux fois « pour découvrir le champ des possibles, pour repousser les limites que chacun s’impose, pour tenter de réinventer le regard que l’on porte sur soi et le monde qui nous entoure. »
Mon regard et mon chemin spirituel sont liés. La spiritualité signifie souffle pour moi, ce souffle que je retrouve à la contemplation d’une œuvre, elle est dans l’attention que je lui porte, elle m’aide à accepter la différence.
Retour dans le monde familier pour une vieille dame, la présentation à la Fondation Custodia « Naissance et Renaissance du dessin italien. La Collection du Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam au sein de l’hôtel Lévis-Mirepoix du 121 rue de Lille à Paris ».
Une splendeur raffinée, les œuvres sont fragiles, délicatement éclairées, elles parlent d’une époque qui prenait le temps de préparer un grand tableau par des esquisses exécutées à la perfection. Difficile pour moi d’établir un lien avec le Pop art … Si j’apprécie l’enracinement d’Arte Povera dans l’histoire de l’humanité (cherchez la colonne romaine avec un pied de dinosaure en cristal…), mon œil se régale du trait raffiné de ces dessins de la Renaissance – et ce ne sont que les dessins préparatoires. Sait-on encore peindre ou dessiner avec une telle délicatesse, croqueuse de temps ? On sent le lien qui se crée entre le modèle et le peintre. Cela nécessite du temps, temps dont on ne dispose plus ou ne peut plus disposer aujourd’hui.
Retour dans le monde contemporain et ouverture au monde grâce à la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain, Olga Amarel (née en 1932 à Bogota) expose ses œuvres en se servant du textile comme langage. Mon petit-fils Constantin, très impressionné, m’a incitée à la visite, je craignais de ne pas comprendre. Mais non, c’est magnifique, facile d’accès malgré le raffinement, du grand art, une artiste qui sculpte les textiles, mélange de modernité et traditions populaires dans lesquelles s’originent les couleurs chatoyantes. Le résultat est impressionnant. Conçue par Lina Ghotmeh, la disposition des œuvres leur rend justice par un jeu savant d’ombres et lumières. Les médiatrices(teurs) disponibles aux visiteurs partagent avec le visiteur leur enthousiasme justifié.
Ce monde lumineux accentue le contraste avec l’univers des zombies que présente Le Musée du Quai Branly Jacques Chirac. Né en Afrique dans la région du Gabon, de l’Angola et de la RDA du Congo, le terme désigne un revenant, un esprit. A Haïti, le sens change. Le vaudou se présente comme un mélange de nombreuses religions de l’Afrique subsaharienne, croyances qui ont voyagé avec les esclaves, ajoutez-y un zeste de catholicisme ainsi que les influences des religions des populations autochtones des Caraïbes rencontrées sur place. Le souhait du Commissaire de l’exposition, Philippe Charlier, un initié ayant travaillé avec des universitaires haïtiens, est de mettre en lumière cette culture vaudou, ciment de la nation haïtienne et ce sans dramatisation. D’une grande richesse, elle inspire les artistes – peut-être n’est-elle pas aussi inquiétante et sombre que le premier regard peut laisser croire. Le sous-titre de l’exposition résume bien le contenu : La mort n’est pas une fin ?
En attendant, voyage jusqu’au Musée Cernuschi pour voir une expo de 3 peintres vietnamiens du XXe siècle :
« Le musée Cernuschi propose cet automne la première grande rétrospective en France de trois pionniers de l’art moderne vietnamien, Lê Phô (1907-2001), Mai-Thu (1906-1980) et Vu Cao Dam (1908-2000). L’exposition rassemble 150 œuvres des trois artistes retraçant leurs trajectoires depuis leur formation à l’École des beaux-arts de Hanoï jusqu’à la fin de leur longue carrière menée en France à partir de 1937. Cette exposition coïncide avec le centenaire de l’École des beaux-arts de Hanoï qui a permis, pour la première fois, la rencontre de l’art occidental et des traditions vietnamiennes. Les échanges intenses entre élèves et professeurs ont donné naissance à un nouveau style, proprement indochinois, qui a marqué l’entrée de l’art vietnamien dans la modernité.
Conçue en étroite collaboration avec les familles des artistes qui ont ouvert leurs fonds d’archives, l’exposition retrace le parcours audacieux de ces trois amis, aimant leur pays natal tout autant que la France, avec pour toile de fond les changements politiques et les relations entre les deux pays tout au long du XXe siècle. Photographies anciennes, dessins datant des années de formation ou croquis préparatoires côtoient leurs œuvres sur soie, huiles sur toile, paravent laqué, sculptures en plâtre ou en bronze. L’association de techniques et matières issues des traditions occidentales et asiatiques est emblématique de leurs œuvres qui, depuis une trentaine d’années, connaissent, sur le marché de l’art, un engouement croissant »… dit le site du musée.
Une fois de plus, je manque de codes pour entrer dans cette peinture, mélange d’art asiatique et européen, par moments les visages font penser à Modigliani. Ils expriment une étrange douceur alors que le Vietnam vit une période troublée (il y a une vidéo montrant Ho Chi Minh quittant la France pour le Vietnam sous les acclamations de la foule) : la fin de l’époque coloniale et la guerre.
Même les couleurs sont douces – de mon voyage au Vietnam je garde plutôt le souvenir des vives activités de la population.
Le Musée Cernuschi est toujours aussi merveilleux, heureusement que nous sommes venues tôt, à 15h il y avait la queue. Le temps est gris et doux et nous avons pu manger une gaufre dans le parc Monceau.
Le point d’orgue est plutôt inattendu : Han Kang (Coréenne) a eu le prix Nobel de la littérature pour son roman « Impossibles adieux » – et j’ai compris pourquoi je ne lis plus de romans. Je n’ai plus envie de me laisser toucher, je me suis murée contre la souffrance – mais Han Kang réussit l’impossible. Est-ce son écriture poétique (bravo aux traducteurs), le fait qu’elle tresse subtilement deux histoires, le voyage d’une femme vers son amie malade dont il faut sauver les oiseaux avec les souvenirs de l’atroce guerre de Corée, les fusillades, la souffrance, la peur, la faim ? Il y a le voyage sous la tempête de neige dans des conditions matérielles très difficiles, la tentation de se laisser mourir, de se laisser emporter par le froid est vaincue par cette vieille amitié sans nuages et le besoin de sauver les oiseaux, symboles de liberté. Le roman est une merveille d’écriture, de profondeur, de poésie. La cruauté de la guerre est d’autant plus sensible – est-ce que cela fait partie de la nature des hommes ? L’impossibilité de vivre en paix ? L’histoire du Saint Empire romain germanique (2) en est un autre exemple, il est essentiellement marqué par l’impossible entente à long terme entre les membres de cet « entité » préfigurant l’Europe.
L’essentiel est de terminer les vacances dans la joie : L’Opéra Bastille présente l’opérette de Donizetti : La fille du régiment (créé en 1840). Donizetti vit à Paris à cette époque, une période plutôt calme après les grandes agitations de la Révolution et l’épopée de Napoléon. C’est une œuvre gaie qui fait rire par sa simplicité – excellente mise en scène et remarquable doublage de la chanteuse principale qui avait perdu sa voix et était remplacé par une autre chanteuse « Koloratursopran», remarquable, l’une jouait, l’autre chantait. Antimilitariste mais patriotique, tout pour plaire, nous avons bien ri et bu du champagne.
Ce voyage « au long cours » dans l’art n’est pas une fuite de la réalité, il l’enrichit à l’instar du merveilleux poème (3) de Léon Dierx (1838-1912), grâce au lien créé. Je cite la dernière strophe :
L’invisible lien, de la mort à la vie,
Fait refluer sans cesse, avec le long passé,
La séculaire angoisse en notre âme assouvie
Et l’amour du néant malgré tout repoussé.
Monika Wonneberger-Sander, Octobre 2024
1/ A l’écoute du silence, p. 64, 65
2/ Barbara Stollberg-Rilinger Le Saint Empire romain germanique ; Ed. Passé/composé ; Paris 2024
3/ Les lèvres closes