« Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel » Charles Péguy
De l’exclusion à la reconnaissance de l’autre
- Augmenter notre capacité de résilience
Nos sociétés traversent une crise environnementale, sociale, structurelle et spirituelle. Pour la contenir, le « repli sur l’immédiat » s’avère inopérant. Le coronavirus vient remettre en cause les équilibres incertains, les fragilise et accroît nos peurs, semblant annoncer des bouleversements inédits.
De plus en plus de voix s’élèvent pour lutter contre l’exclusion et la solitude, pour aider les individus à sortir du cycle infernal de l’isolement. Nous ne pouvions pas imaginer que ce phénomène allait prendre une telle ampleur, jusqu’à ébranler, fissurer les fondements du « vivre ensemble » qui constituent le socle de notre vie en société. De plus en plus, la pandémie nous met devant une évidence, celle des inégalités croissantes : les personnes âgées marginalisées et fragilisées exposées au virus, les jeunes devant le risque si présent de se trouver sans emploi, les émigrés et les pauvres laissés pour compte…
Confrontés à ces peurs inédites, il nous convient de les formuler pour mieux les affronter et aider à une prise de conscience jusqu’alors retardée, des dérives de nos sociétés : individualisme, accaparement des richesses naturelles, destruction des environnements naturels par un consumérisme grandissant. Nous sommes saisis par ce besoin fondamental qui s’exprime dans les profondeurs de notre être : donner sens à nos vies en valorisant des solidarités nouvelles qui se donnent à voir, promouvoir le mouvement qui s’organise pour résister, préserver l’intégrité individuelle et celle du corps social, augmenter ainsi sa puissance vitale et sa capacité d’action. Répondre à ce besoin de sécurité et de croissance constitue une épreuve. C’est ainsi que nous éprouvons notre capacité de résilience
Augmenter sa capacité de résilience nous introduit à la pensée de Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, qui nous invite à nous relier à notre histoire. Ce qui m’a amené à la pensée d’Annick de Souzenelle, anthropologue puis à celle de Bertrand Vergely, philosophe qui m’a ouvert avec la force de la parole, à la pensée et à l’action créatrices dans l’orthodoxie, puis à ces amis Elizabeth Leblanc et Pierre Coret qui nous a quitté récemment, infatigables passeurs qui m’ont permis de rencontrer la Gestalt-thérapie et Jung enfin, dans ma découverte de la psychologie et la psychanalyse, autant de terres vivifiantes de ce vide fertile.
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Un retour sur soi prioritaire, une intériorité renforcée, une responsabilité accrue
Ce qui guide ma quête, ma réflexion, mes réactions spontanées, ce sont ces expériences d’exclusion vécues qui se sont imprimées en moi et m’ont profondément touché. Elles ont décidé beaucoup de comportements, d’engagements, d’attitudes et de réprobations, d’adhésions plus ou moins conscientes jusqu’au moment où ce dialogue, apparemment anodin avec un cousin, a fait ressurgir des pans entiers de mon histoire jusqu’alors banalisés, venus soudainement à la conscience, ils se sont révélés avec toute leur force émotionnelle.
C’est ce regard de la mère sur l’enfant, ce jugement implacable émis par cet adulte sur l’enfant qui semblait dénier à celui-ci, à cet autre en quête de reconnaissance, le droit et la possibilité d’exister, de tracer sa vie, de se mettre en mouvement, de créer sa vie et au-delà de participer pleinement à la Vie.
Ces expériences m’ont profondément marqué, je les ai vécues une seconde fois après un retour sur moi, et reconnaissons-le, j’ai pu porter moi-même ce regard excluant, en m’associant avec d’autres à ce mouvement destructeur, source d’une souffrance indicible. J’ai longtemps été cet homme en colère contre lui-même, contre l’autre, contre la société. Tout au long de mes pérégrinations, j’ai pu me dégager progressivement de ces parties de moi-même si contradictoires. Cette conscience m’a été donnée et m’a amené à saisir que ces zones d’ombre étaient une part de moi-même, de mon itinéraire et que je pouvais les partager avec d’autres au cœur de cette humanité. Humanité, bousculée par ces forces contradictoires, à la fois conscientes et inconscientes, tiraillée par celles-ci, qui semble mise en péril en érodant cette confiance dont nous avons tant besoin.
Quelque chose en moi a joué comme un déclic salvateur. J’aime mettre en exergue cette affirmation sans détours de Dostoïevski « c’est la beauté qui sauvera le monde », commentée dans son langage si imagé, par Bertrand Vergely ; c’est aussi de cette beauté et de cette bonté dont nous parle avec tout son art de la poésie, François Cheng.
Ce retour sur soi se fait par des allers et retours, des actions conduites dans notre environnement afin de se donner à exister aux yeux des autres, de la famille, des amis, des organisations et de ses responsables. Ainsi se constituent notre intériorité, notre monde intérieur, lieu d’expression de soi, qui peut nous permettre de nous reconnaître en tant que personne et de prononcer sans détours ce Je, qui permet d’accéder à une vie profondément marquée par le sentiment d’exister pleinement et le désir de rencontrer cet Autre qui nous appelle sans cesse.
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L’accès à la dimension du collectif et de l’engagement, aux forces de vie qui nous habitent
Cette beauté et cette bonté qui se constituent en nous ne sauraient se réduire à des formules incantatoires. Elles sont un appel à se mettre en mouvement. Elles se doivent d’habiter ces lieux de dialogue, d’écoute et de réciprocité. C’est cet Esprit qui se donne à voir et que nous pouvons ressentir en nous. Il jaillit dans cet espace qui nous délivre de la morosité du moment, il nous réjouit et nous donne cette envie et le goût de la liberté à s’engager pleinement dans un dialogue authentique qui ne se dément jamais dans l’action au sein d’un monde si incertain. Cela peut faire peur et requiert de se laisser habiter par l’Espérance.
Nous n’exerçons pas un pouvoir solitaire, nous sommes impliqués quoi qu’il en soit dans des réseaux de pouvoir qui exercent des pressions ou soumettent à des intérêts divers. Les sollicitations y sont multiples et nous ne saurions y faire face sans faire appel à des alliances, avec l’autre. A solliciter la création de liens d’échanges qui unissent et enrichissent, nous accédons alors à des solidarités pour faire face à des situations inextricables, sources d’inégalités. Nous nous reconnaissons en tant que citoyen, soucieux de l’autre, qui peine à faire face à des situations d’inégalités excluantes auxquelles il est soumis et qui le plongent dans une profonde détresse. C’est alors que jaillit en nous ce cri, cet appel à la vie : « pourquoi mon Père m’as-tu abandonné ? » Appel à nous ressaisir ? L’esprit, en reconnaissant l’œuvre, nous nourrit. Il nous ouvre mystérieusement à l’amour, à la bienveillance, à la patience, à la douceur, à la maîtrise de soi et à l’humilité donnée par une vulnérabilité partagée.
De l’art de saisir le gouvernail pour orienter, trouver la juste distance dans un monde complexe et déroutant, il nous faut choisir, tricoter patiemment ou détricoter ce qui doit l’être, nous confronter à l’obstacle, savoir reconnaître ses erreurs, établir des alliances, dénoncer les manipulations et valoriser les engagements et les services rendus.
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Qu’en est-il du spirituel ? d’une alliance possible avec le politique ?
C’est d’un combat dont nous parlons, d’un combat commun, celui du politique et du spirituel. Souvent nous doutons, nous ne pouvons pas relier ce qui est de l’ordre du spirituel et du politique. Nous parlons souvent du spirituel en tant que ressource, la rationalité envahissant notre monde intérieur, nous risquons de nous enliser dans le monde de la matérialité.
Cette matérialité a besoin de sentiments, d’émotions pour révéler sa véritable nature en tant que lieu d’expression de la créativité de l’homme. Ce qui n’exclut pas, loin de là, l’appel à la pensée tel que nous l’a révélé Jung, quand il nous parle des fonctions sensations, sentiments, pensées et de leurs interactions. Nous parlons tout autant de projets, de défis et nous restons souvent démunis pour leur donner pleinement vie et dynamisme en les ancrant dans l’expérience personnelle et collective. Cette expérience difficile, c’est aussi la mienne, elle renvoie à ce dur travail d’exister dont nous parle Max Pagès.
Le politique et le spirituel ont un besoin urgent de s’allier, de forger un langage en commun. Nous sommes à la fois solidaires et responsables. Un nouveau lieu spirituel est à découvrir ou tout au moins à approfondir au cœur même des espaces personnels et collectifs pour que les plus fragiles et les plus démunis se sentent reconnus dans nos organisations, dans nos démocraties. Nous nous dégagerons alors de nos fermetures pour accueillir celui qui nous demande asile. Cet hôte nous remplit soudainement d’une joie indicible.
C’est d’un combat commun dont nous parlons, celui du spirituel et du politique. Le spirituel est un appel à un travail sur soi pour se dégager des transmissions de son histoire qui orientent son action vers des impasses. C’est ce travail d’intériorisation qui va permettre à la personne de se reconstituer et d’établir des bases solides, inaltérables et de la rendre capable de penser et d’agir face à un monde incertain et au sein de celui-ci. C’est un changement de perspectives qui s’opère, c’est un mouvement libératoire qui donne solidité et assurance face aux doutes qui nous assaillent et face aux interrogations de ces autres pour lesquels le changement effraye et qui veulent garder les positions acquises. Il est effectivement difficile de résister, de se confronter à ses propres peurs et à celles qui les sollicitent et qui s’expriment dans un monde déstabilisé et fortement déstabilisant. Il nous revient d’acquérir cette force de vie face à ce mortifère ambiant.
Notre histoire est faite d’exclusions successives, d’inégalités croissantes où le pauvre a des difficultés à se faire reconnaître, où l’émigré n’a pas trouvé une place pour se poser. Nous nous trouvons sur un terrain incertain, nous rejoignons cette partie exclue de nous-mêmes, cet autre exclu que nous découvrons si proche de nous, ce frère. La fraternité n’est plus un vain mot.
Derrières ces mots, « exclusion », « pauvreté », « solitude », « inégalités », « émigré », il y a un appel à la vie, il y a ce vide, ce manque abyssal et cette souffrance à partager, à dépasser. Ce sont autant de défis qui s’expriment au niveau du collectif. Le spirituel et le politique doivent s’unir tous les deux mais ne peuvent le faire que dans une commune verticalisation, ce qui implique un changement de niveau de conscience : sur quoi ? sur qui s’appuyer ? la foi en la vie ? la foi en l’autre ? dans ce monde. Il nous revient alors ces mots, « c’est la beauté qui sauvera le monde » que Dostoïevski a mis en exergue. C’est de cet esprit dont nous parlons et dont nous avons découvert la force transformatrice en nous et dans le monde.
Pistes réflexives :
1°) Annick de Souzenelle que j’ai rencontrée récemment nous propose la réflexion suivante (qui demande à être méditée et intégrée) :
« Le politique et le spirituel ne peuvent s’unir au niveau actuel où se joue le politique qui prend ses informations dans les seules racines Terre de l’arbre humain alors que le spirituel (je ne parle pas du religieux) prend ses informations dans les racines ciel qui appellent à une Terre nouvelle.
D’autre part, ce problème du politique seul rejoint celui du UN et du MULTIPLE ; si le politique = gouvernants, le politique joue le rôle du UN par rapport au peuple, le multiple. Tous deux ne peuvent s’unir que dans une commune verticalisation, ce qui implique un changement de niveau de conscience.
Peut-être ce changement peut s’appuyer pour commencer sur la découverte scientifique des divers niveaux de réalité, cette connaissance étant admise et reconnue par le politique (censé être représenté par une élite !).
Le politique peut commencer d’instruire et de structurer le collectif, l’amenant à prendre connaissance des lois ontologiques intransgressables.
Le politique devra jouer le rôle de thérapeute du collectif et lui-même jouer et s’élever peu à peu au spirituel (encore une fois, je ne parle pas du religieux) ».
2°) Il faut bien toutefois le reconnaître que l’autre constitue un défi individuel et collectif majeur tant les forces de vie semblent être subjuguées par l’argent et le pouvoir et nous enfermer dans un monde artificiel ; la santé, la vie par un processus inexorable étaient déjà soumis aux rapports de marchandisation. La santé est un défi pour la personne, disions-nous il y a dix ans dans la revue de la Traversée, c’était déjà un moment où nous étions appelés à résister, à nous redresser, nous faisions appel à l’éthique de conviction et de responsabilité. Nous ne saurions en rester là, l’auteur écrit ces lignes, s’associe et s’expose pleinement au sein de ce collectif, avec ses frères il partage les aléas et cette souffrance envahissante.
3°) Véronique Albanel m’a inspiré sur la question du spirituel et du politique dans son livre sur Hannah Arendt et plus récemment par un article sur « Gouverner en politique : une expérience spirituelle au pluriel » (Christus, avril 2015, pp. 136-144).
4°) Max Pagès dans son livre « Le travail d’exister » (Desclée de Brouwer, 1996) nous dit comment se construit une pensée, les forces qui la font évoluer, ses racines affectives et familiales.
Jean-Marie Bouclet, le 17 août 2020