« Une brève histoire de l’économie » : c’est le titre du dernier ouvrage, posthume, de Daniel Cohen qui nous a quittés il y a six mois ; une sorte de testament, même si Esther Duflo qui l’a préfacé en conteste le terme. Une histoire à la fois du développement de l’économie en tant que domaine identifié de l’activité humaine, mais aussi de la pensée économique, comme domaine de la connaissance. L’économie comme science humaine et sociale, à rebours de la pensée économique néo-classique qui a tendance à oublier, derrière ses modèles théoriques basés sur la fiction de l’homo economicus, la dimension historique et le caractère institutionnel de la construction sociale qu’est l’économie.
Le livre n’apprendra pas grand chose, du moins en termes de connaissance, à ceux qui ont une bonne culture générale en économie ; mais son intérêt n’est pas là. C’est à la fois une remarquable synthèse des contributions intellectuelles et techniques qui permet de rappeler l’origine des grandes questions auxquelles notre planète est confrontée, en même temps qu’une forme de méditation éthique et spirituelle sur l’avenir de cette espèce humaine qui a colonisé la planète.
Les questions, les défis du monde contemporain, Daniel Cohen les aborde à la lumière de cette « science lugubre » qu’est l’économie, et avec une vision globalement pessimiste :
- au premier rang, la révolution numérique, l’objet de son dernier livre, « Homo numericus : La civilisation qui vient » : « Les réseaux sociaux excitent la compétition pour attirer l’attention et induisent la surenchère dans la singularisation, par la provocation, l’exagération, le défoulement, voire la jouissance à dire l’indicible, à montrer l’irreprésentable. »
- bien sûr, le « krach écologique », avec les risques d’effondrement de notre civilisation : « On aimerait penser que le climat offre aux humains l’accès à une sorte de conscience universelle de leur commune dimension terrestre. On en est très loin. »
- et avant cela, la mondialisation et « le retour (inquiétant) de la Chine » : « La Chine n’a pas fini d’inquiéter … »
- mais aussi, au passage, la question amoureuse et sexuelle, avec la « taylorisation de l’affect » : « En distinguant radicalement le sexe et le sentiment amoureux, la sexualité numérique fait perdre la capacité de reconnaître l’autre dans son intégralité, comme une personne, dans une relation où chacun attend de la personne aimée qu’il lui ouvre les portes d’une vie à inventer » ; ou celle de la quête du bonheur : « Enquête après enquête, le résultat est le même : le bonheur régresse ou stagne dans les sociétés riches, en France comme ailleurs.« )
« Je suis pessimiste par la raison, et optimiste par la volonté » écrivait Gramsci du fond de sa prison. Daniel Cohen aurait pu faire sienne cette maxime et termine sa brève histoire sur un message d’espoir : « À notre tour de repenser l’idée que nous nous faisons d’un monde en harmonie avec lui-même, qui nous fasse sentir « l’avant goût du bonheur et de la paix »… « .
Paris, Croulebarbe, le 19 février 2024.