La loi « immigration », promulguée le 26 janvier 2024, a connu un parcours pour le moins chaotique, parsemé de multiples affrontements. Le Pacte civique veut ici rendre compte à la fois du fond et de la forme, du parcours et du contenu de la loi, en alliant analyse, distance, discernement et prises de positions étayées et documentées. Deux questions fondamentales se posent : cette loi marque-t-elle une rupture par rapport aux valeurs républicaines ? Que penser de l’utilisation qui a été faite des principes et des institutions qui régissent notre démocratie ?
1/ Bref rappel du parcours de cette loi
Ne remontons pas aux multiples lois et débats sur l’immigration qui ont émaillé la vie politique depuis plusieurs dizaines d’années (29 lois depuis 1980). La dernière a été promulguée pendant le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron (loi « Collomb », septembre 2018).
Le projet de loi préparé par le Gouvernement « Contrôler l’immigration et améliorer l’intégration » a été approuvé par le Conseil des ministres le 1er février 2023.
Difficile, en plein mouvement social contre la réforme des retraites, de mettre ce sujet à l’ordre du jour du Parlement rapidement. E. Macron a pensé le scinder en deux projets de loi : l’un portant sur le travail et la régularisation des immigrés, l’autre sur le durcissement de l’entrée et du séjour des étrangers en France ; puis il y a renoncé. Les réactions du monde politique furent défavorables : le projet manquait de fermeté pour la droite et de générosité pour la gauche, bien que la régularisation des travailleurs sans papier dans les métiers dits « en tension » ait suscité un intérêt certain puisqu’était créé un droit temporaire à régularisation.
Le projet de loi a été finalement présenté au Parlement en novembre 2023, avec un premier examen au Sénat (6 au 14 novembre), puis un examen par la Commission des lois de l’Assemblée nationale à partir du 27 novembre. Le 11 décembre, alors que devait débuter l’examen en séance plénière, une motion de rejet préalable présentée par les écologistes avec le soutien de la gauche, a été votée par une coalition de contraires avec les voix de la droite parlementaire et de l’extrême-droite. Cette situation inédite aboutit à confier au cadre restreint d’une Commission mixte paritaire (CMP), où le parti d’opposition Les Républicains (LR) était majoritaire, la négociation définitive des termes de la loi et de son vote, le 19 décembre 2023. Ce vote a été assorti de plusieurs saisies du Conseil constitutionnel, appelé à se prononcer le 25 janvier 2024.
Plus du tiers des articles ont été censurés par le juge constitutionnel, et c’est donc en cet état que fut promulguée la loi le 26 janvier 2024.
2/ Cette loi marque-t-elle une rupture par rapport aux valeurs républicaines ?
Il convient, pour répondre à cette question, de bien distinguer le projet de loi adopté le 19 décembre, et la loi finalement promulguée.
Le projet de loi adopté le 19 décembre
Le Gouvernement a accepté que, dans son projet, figurent des amendements issus de la majorité sénatoriale destinés à durcir nombre de dispositions qui, au final, dénaturent gravement l’équilibre recherché du projet de loi initial. Celui-ci alliait à la fois la création d’un nouveau droit à régularisation de certains « sans papiers » et une fermeté renforcée envers les étrangers portant atteinte à la sécurité publique.
L’exemple le plus saisissant de ce durcissement est la suppression par le Sénat de l’obtention automatique de la nationalité française, à leur majorité, pour les jeunes nés en France de parents étrangers. Le droit du sol qui requiert seulement que le jeune réside en France découle d’une conception républicaine de la nationalité fondée sur la socialisation plutôt que sur une donnée ethnique. Avec cet amendement, le droit du sol se trouve singulièrement durci et profondément altéré. Cette disposition a été annulée par le Conseil constitutionnel.
On peut ajouter d’autres exemples : la remise en cause de l’aide médicale d’Etat ou encore le fait de conditionner à cinq ans (au lieu de six mois) de séjour régulier l’accès à des droits sociaux très importants (aides au logement, prestations familiales, allocations autonomie, prestation handicap), la nécessité d’une caution pour les étudiants étrangers, l’extension du juge unique pour le contentieux de l’asile…
On objectera que le gouvernement n’a validé ces dispositions que pour amadouer les représentants LR de la CMP, comptant sur le Conseil constitutionnel pour censurer les dispositions les plus inacceptables. Ce manque de clarté et de courage banalise des positions absolument incompatibles avec les valeurs qui fondent notre République, favorisant in fine le discours de l’extrême droite.
L’adoption du projet de loi du 19 décembre marque ainsi une grave rupture au niveau des valeurs ; une sorte de basculement vers un espace inconnu, privé de repères et, de ce fait, extrêmement dangereux.
Il s’agit bien, en réalité, d’un déni d’humanité, d’un moment aigu où une digue construite depuis la Libération pour un socle humaniste et républicain d’organisation de notre vie commune a sauté. Selon ce socle, tout être humain dans notre pays, quelle que soit sa situation, régulière ou non, a droit à un toit, à la nourriture et aux soins dès lors que son existence est menacée ; toutes les personnes de nationalité étrangère en situation régulière ont à la fois le devoir et le droit de contribuer au système de protection sociale et d’en bénéficier, au même titre que les citoyens français.
C’est notre pacte civique.
La loi promulguée le 26 janvier 2024
Le Conseil constitutionnel, par sa décision du 25 janvier, en censurant le tiers des articles de la loi votée a extirpé le venin contenu dans ses dispositions les plus contestables et les plus nocives. Certains commentateurs ont pu dire que la loi promulguée rétablissait l’équilibre habile du projet de loi initial du Gouvernement.
Le Pacte civique ne partage pas du tout cet avis. Le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions contestables en considérant qu’elles étaient des « cavaliers législatifs », c’est-à-dire, sans rapport avec le projet de loi initial. Il eût été bien préférable de les condamner pour des raisons inconstitutionnelles de fond. De plus, si la loi promulguée est certes un moindre mal, il faut rappeler qu’elle est bien en deçà du texte initial. Ainsi en est-il, par exemple, de la régularisation des sans-papiers puisque l’article 27 nouveau ne prévoit pas la délivrance automatique d’une carte de séjour spécifique et n’institue pas la régularisation de plein droit prévue par l’article 3 du projet de loi initial.
En ne se prononçant pas sur le fond, le Conseil constitutionnel a manqué l’occasion de protéger les garanties sur les atteintes portées aux droits des étrangers. On ne peut que le regretter ; de même qu’il n’a pas tranché la question de la conformité de « la préférence nationale » aux droits et libertés constitutionnelles.
3/ Et la démocratie ?
Elle a beaucoup souffert au cours du parcours législatif chaotique du vote de la loi.
Tout d’abord, bien que ce ne soit pas le lieu ici de développer ce point, il est important de dire que la consultation préalable de la loi a été indigente et bâclée. Mais il y a plus grave.
Des conditions d’élaboration et de vote de la loi qui déshonorent le Gouvernement et le Parlement
En acceptant les amendements de la majorité sénatoriale qui durcissait son projet avec des dispositions sur l’acquisition de la nationalité sans rapport avec le droit des étrangers, le Gouvernement s’est déconsidéré en sachant sciemment qu’il renonçait à la cohérence recherchée de l’équilibre initial de son projet. Il savait pertinemment que ces dispositions étaient inconstitutionnelles mais ne s’y est pas opposé espérant glaner le vote favorable d’opposants à l’Assemblée nationale et laissant faire le « sale boulot » ultérieurement aux sages de la rue de Montpensier.
L’opposition de gauche de l’Assemblée nationale ne s’est pas illustrée par une grande clairvoyance, en favorisant le vote d’une motion de rejet qui ruinait le travail d’amendements fait peu de temps auparavant en commission des lois et renvoyait le texte à un acrobatique et dangereux accord en Commission mixte paritaire, négocié pied à pied par la Première ministre en personne, avec la majorité sénatoriale et la minorité « Les Républicains » du Palais Bourbon.
La loi fut finalement votée en dernière lecture avec… l’appui supplémentaire des voix du Rassemblement national qui revendique ainsi « une victoire idéologique », non sans que la majorité parlementaire se divise et qu’un ministre important du Gouvernement ne démissionne.
Au total on peut soutenir sans crainte de démenti que la loi immigration est intervenue dans un contexte de grave et inquiétant déni de démocratie.
Bilan global : la démocratie en berne
Finalement, on constate que parmi les acteurs politiques, aucun n’a vraiment joué son rôle.
- Le Président et le gouvernement n’ont pas expliqué leurs objectifs ni donné du sens à leur projet.
- Ils ont soutenu un texte qu’ils désapprouvaient en comptant sur le Conseil constitutionnel pour le corriger.
- L’Assemblée nationale a refusé de délibérer.
- Le Conseil constitutionnel a censuré le texte sur la base de « cavaliers législatifs » sans se prononcer au fond, sur la compatibilité avec les valeurs de la République.
4/ Immigration et opinion
Selon l’enquête Ipsos-Sopra Steria « Fractures françaises » parue en octobre 2023, 66 % des Français jugent « qu’il y a trop d’étrangers en France (67 % chez les employés et 70 % chez les ouvriers) ». Quelques précisions s’imposent :
- Ces pourcentages évoluent peu par rapport aux enquêtes annuelles précédentes.
- Le reproche adressé aux immigrés est surtout « de ne pas faire assez d’efforts pour s’intégrer » (58 %).
- Les sondés restent persuadés « qu’on peut trouver de la main d’œuvre en France sans avoir recours à l’immigration » (62 %), ce qui est manifestement faux.
Même si ces résultats doivent être pris avec précaution, leur orientation anti-immigration est claire.
Le Pacte civique ne s’en satisfait pas. Cependant sur une question aussi grave et clivante, il ne dénie nullement à l’Exécutif ni à la Représentation nationale la légitimité de définir les règles selon lesquelles des étrangers entrent et séjournent sur le territoire national et de les faire appliquer, y compris en reconduisant aux frontières les personnes qui refusent d’entrer dans le cadre défini démocratiquement. Encore faut-il qu’il y ait débat sur la nature et l’efficacité de ces règles, ce que la loi immigration n’a pas permis.
Mais le Pacte civique reste intransigeant sur une priorité absolue : un traitement humain et digne de tous les étrangers présents sur le territoire français, quel que soit leur devenir, conformément aux valeurs cardinales de notre République.
Conclusion
Plusieurs constats et axes de propositions s’imposent :
1/ Les questions relatives aux implications concrètes de nos valeurs républicaines et des textes auxquels notre pays adhère, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, n’ont pas été tranchées, ni en matière d’entrée aux frontières, de séjour, de regroupement familial, ni en matière de reconduite vers le pays d’origine. Ce vide est très dangereux pour l’avenir et risque d’être utilisé de manière pernicieuse par des gouvernements futurs. Nous avons à cet égard un devoir de vigilance sur le temps long.
2/ L’immigrant n’a été considéré que négativement, comme un gêneur dont la présence en France n’était pas souhaitée. Ses apports économiques, culturels, artistiques, intellectuels, scientifiques, techniques, financiers (lorsqu’il réussit à travailler et contribuer au système de protection sociale) n’ont pas été présentés comme une chance pour la France. Que serait notre pays sans les différentes vagues d’immigration dont il a bénéficié depuis deux siècles ?
3/ La nécessité de régulariser de nombreux travailleurs sans papier pour faire face aux difficultés de recrutement des secteurs économiques « en tension » a été clairement exprimée à l’occasion du projet de loi initial, mais, outre que la version finale de la loi a sérieusement écorné cette ambition, on s’est arrêté à mi-chemin. Pour aller au bout de la démarche, il faut aussi répondre à d’autres questions (qui ne relevaient pas toutes de la présente loi), telles que :
- Comment répondre dignement aux besoins de ces personnes en matière de logement, de santé, d’éducation ?
- Comment mieux les intégrer à la communauté nationale ?
- Comment aider notre société à manifester une solidarité accueillante à ceux qui souhaitent s’intégrer ?
- Quelles exigences convient-il de leur imposer ?
Le Pacte civique pense qu’il n’y a aucune honte à reconnaître que notre pays, a besoin d’une immigration, régulée dans le cadre de ses institutions démocratiques et assortie de plusieurs exigences : consacrer des moyens humains et matériels suffisants à l’intégration des personnes accueillies ; assurer les conditions légitimes de sécurité de la population, mobiliser au service de l’accueil et de l’intégration, les services de l’Etat, des collectivités locales et de la société civile organisée toute entière.