La nuance
Je suis abasourdi par la folie d’un monde et d’une époque, qui au-delà de l’exacerbation de la haine et de la violence, dénigrent et attaquent dans le champ intellectuel cette notion dont Jean BIRNBAUM a fait l’éloge, à savoir la nuance. Lui qui nous dit d’elle, à juste titre : « dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance ». C’est pourquoi, tout comme Jean BIRNBAUM, j’ai toujours préféré CAMUS à SARTRE dans le sens où il s’est constamment préservé de tous dogmatismes et qu’il s’est montré capable de dénoncer en contrepoint de ses engagements politiques les excès et les crimes du stalinisme. En effet miroir de CAMUS à gauche, il y a BERNANOS à droite qui en catholique convaincu a dénoncé les compromissions de l’église avec l’Espagne franquiste et qui par son parcours a su montrer qu’il n’était pas enfermé dans un dogmatisme politique. Ces hommes nuancés, mus par une forme de justice, mettaient selon moi l’humain au-dessus d’un dogme ou d’une cause. A l’image aussi de Germaine TILLION dénonçant conjointement les atrocités de l’armée française et celles du FLN lors de la guerre d’Algérie ou de Raymond ARON qui refusa que l’antifascisme serve de caution au stalinisme.
CAMUS disait « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place ».
Puissions-nous, en héritage de ces propos, être à la hauteur de cette exigeante éthique à l’heure de nous confronter à la complexité du monde !!
Le 7 octobre l’horreur a frappé en Israël à travers l’ignominie des actes terroristes commis par le Hamas.
Actes ignobles que certains en France ou ailleurs ont eu tant de mal à qualifier de terroristes, salissant de ce fait la noble cause palestinienne qu’ils prétendent défendre. Vouloir minimiser ou relativiser en parlant de crimes de guerre, ou pire encore, justifier en parlant d’actes de résistance c’est décrédibiliser la cause qu’on défend mais c’est surtout atténuer l’horreur du supplice vécu par toutes ses victimes innocentes en détournant cyniquement le focus par des contorsions lexicales et sémantiques sur le qualificatif à attribuer à ces assassinats odieux.
L’éthique de la nuance nous rappelle que nul ne devrait être aveuglément enfermé dans un camp sans désigner l’inadmissible qui s’y manifesterait au principe qu’il ferait le jeu du camp opposé ou qu’il en relativiserait les excès.
La nuance nous invite à pleurer chaque mort innocente, d’où qu’elle vienne et quel qu’en soit le responsable.
Je suis en colère et triste d’assister en ce moment, de tout côté et partout sur la planète, à de violentes crispations qui visent dans une concurrence victimaire et au travers d’indignations sélectives à tenter de hiérarchiser la valeur et la légitimité des victimes tout en minimisant ou dédaignant les morts innocentes de ceux qu’on définit comme « de l’autre camps ».
Excusez-moi, vous les morbides comptables de tous les bords, de ne pas voir de différences dans la valeur de ces vies innocentes arrachées à l’amour d’une mère, d’un frère ou d’un enfant.
Excusez-moi de pleurer tout autant le bébé israélien assassiné par les terroristes du Hamas que le bébé palestinien victime des bombardements israéliens incessants dont on sait qu’ils tuent inévitablement des victimes civiles innocentes. Les larmes de leurs proches sont les mêmes et elles ont le même goût amer.
Pleurer pareillement ces morts innocentes participe selon moi de l’idée bien Camusienne de « refuser d’enfermer le réel dans le carcan de l’idéologie ».
Et conséquence de ces indignations sélectives et de ces injonctions à choisir un camp on assiste en France à l’importation du conflit israélo-palestinien de manière plus violente qu’elle ne l’a jamais été.
Et beaucoup se laissent tenter par la facilité de la généralisation, de la globalisation et de l’essentialisation de la perception de « l’autre », de celui qu’on identifie comme l’ennemi. Et d’excès en excès, de poncif en poncif, on en vient à des raccourcis et à des outrances dans les propos et les débats, dans les journaux, dans les radios, à la télé, dans la rue et dans le champ politique.
On nous vend le concept de la guerre de civilisations, en avalisant comme acquis et évident l’absurdité selon laquelle l’islam serait incompatible avec la république, affirmation de plus en plus répétée, de plateau télé en plateau télé par les tenant d’une extrême droite obsessionnelle qui arrive de moins en moins à faire la distinction entre l’islam et l’islamisme. Le musulman, à bas-bruit et par conduction idéologique, tend à devenir de manière insidieuse et abjecte l’ennemi de l’intérieur autour des théories du grand remplacement et de l’islamisation de la France.
On en vient même à qualifier automatiquement d’antisémite celui qui manifeste pour les droits du peuple palestinien ou pour un cessez-le-feu, ne faisant plus la distinction entre l’humaniste qui dit « la Palestine vivra » et l’imbécile qui scande « Mort à Israël ». On met dans le même sac de l’antisémite désigné celui qui critique, comme il en a le droit, NETANYAHOU et le gouvernement israélien et celui, antisémite convaincu et avéré, qui crie avec haine « mort aux juifs ».
Il n’y a plus de demi-mesure, de nuances et de raison.
Parallèlement à cela, l’antisémitisme dans ses expressions les plus abjectes allant de la violence verbale à la violence physique connait une recrudescence et une explosion inacceptable en France.
Par des raccourcis qui empêchent d’avoir à trop réfléchir et des simplifications imbéciles, on en arrive au théorème ignoble et indigne de l’antisémite décomplexé : «Juif=israélien=assassin ».
Et les basses tentatives de récupérations politiques ne sont jamais loin. Certains tentent de diviser et de fragmenter la société française en désignant des boucs émissaires et en soufflant sur les braises incandescentes de la peur et du repli sur soi. L’extrême droite tente de séduire un électorat juif pendant qu’une certaine partie de l’extrême gauche tente de séduire un électorat musulman.
Il est fini le temps où l’extrême gauche combattait l’antisémitisme et le racisme face à un front national qui se partageait le marché de la détestation, celle des juifs pour Jean-Marie LE PEN et celle des musulmans pour Bruno MEGRET.
C’était, pour le jeune que je fus, le temps béni de la lutte contre la haine, avec des juifs et des musulmans ensemble, unis dans un combat commun contre le racisme et l’antisémitisme. Aujourd’hui nous subissons sur le sol français les funestes conséquences de deux entités politiques au Proche-Orient qui ont refusé tout effort de paix et qui à des degrés divers n’ont cessé de mettre de l’huile sur le feu et de semer la haine sur ces terres qui espèrent depuis longtemps voir germer la paix dans la cohabitation utopique et fraternelle de deux peuples et de deux états.
D’un côté le gouvernement de NETANYAHOU qui compose avec une extrême droite messianique et qui n’a eu de cesse d’intensifier les implantations israéliennes dans le territoire palestinien de la Cisjordanie tout en fermant les yeux sur les exactions, les violences et même les meurtres commis à l’occasion contre des palestiniens.
De l’autre côté, dans la bande de Gaza, un mouvement islamiste, le Hamas, qui refuse de reconnaitre le droit d’Israël à exister et qui jusqu’à l’apothéose barbare des attentats du 7 octobre a lancé des roquettes aveugles vers des habitations civiles.
Le Hamas qui a trahi la noble cause palestinienne qui regroupait dans une revendication territoriale chrétiens et musulmans en transformant cette juste lutte en combat religieux porté par un islamisme exclusif.
Les israéliens et les palestiniens méritent mieux que des gouvernements qui les envoient dans un mur.
Des gouvernements qui ont tout fait pour envenimer la situation et saboter tout potentiel effort de paix par des actions dommageables et quasi irréversibles.
Mais que peut-on donc espérer d’une extrême droite messianique et d’un mouvement islamiste sinon la garantie de nous amener sur le terrain des ressentiments, des douleurs, et des ruines….
Et demain ? Comment espérer la paix ? Comment planter la fleur de l’espoir sur le terreau de la haine ?
Demain le Hamas sera vaincu, peut-être totalement éradiqué même si c’est peu probable. Mais qui viendra après, sur les ruines et la souffrance ?
Pour encore combien de générations israéliennes et palestiniennes le ressentiment et la haine primeront sur le désir de paix et de fraternité ?
Pourtant j’ai cru en 1993 dans cette poignée de main entre RABIN et ARAFAT. Et aujourd’hui, 30 ans plus tard, je redoute de ne pas voir de mon vivant se concrétiser par des actes cet espoir de paix, moi qui depuis cette époque-là, n’ai jamais cessé d’agir et de m’engager pour l’amitié et la fraternité par-delà les convictions et les croyances. Et cela dans l’idée toujours affirmé qu’on pouvait malgré les différences faire société ensemble, faire France ensemble.
Et ils sont nombreux, tous ceux qui comme moi, ont refusé l’équation absurde que certains politiques et médias ont voulu nous imposer comme vérité incontournable à savoir que l’insoluble conflit israélo-palestinien induisait obligatoirement une impossible cohabitation entre juifs et musulmans sur le sol de France.
Il y a presque 30 ans, je me suis engagé dans une association « Les scouts musulmans de France », mouvement d’éducation populaire très actif sur les questions de citoyenneté, d’éducation à la paix et de « Vivre-Ensemble ».
Nous y avons organisé de grands rassemblements comme la Tente d’Abraham, événement récurrent qui invite dans une rencontre fraternelle des juifs, des chrétiens, des musulmans à travailler ensemble autour des questions de citoyenneté et des valeurs de la république. Se sont adjoints à cet événement, au fil des éditions, des bouddhistes, des non-croyants dans un engagement autour du principe de la laïcité.
Nous avons invité et reçu à Toulouse, lors d’une des éditions, Émile SHOUFANI, Prix UNESCO 2003 de l’éducation pour la Paix.
Cet homme, acteur de paix, est un pont symbolique à lui tout seul car il est prêtre, arabe, de nationalité israélienne et a impulsé des rencontres entre des écoles juives, chrétiennes et musulmanes.
Il initiait alors un projet, « Mémoire pour la paix », qui consistait à amener des juifs, des musulmans et des chrétiens ensemble sur les lieux de l’horreur absolue, Auschwitz-Birkenau. Son appel était simple :
« J’appelle mes frères arabes à se joindre à moi pour accomplir ensemble un geste fort, gratuit et absolument audacieux. Sur ce lieu qui incarne l’atroce du génocide, à Auschwitz-Birkenau, nous ferons acte de fraternité envers les millions de victimes… Cet acte de mémoire signifiera notre
refus radical d’une telle humanité, il témoignera de notre capacité à comprendre la blessure de l’autre. »
Une délégation des scouts musulmans de France de Toulouse, avec des jeunes, s’est engagée dans ce projet et nous nous sommes rendus à Auschwitz-Birkenau.
Le séjour fut dur émotionnellement tant le lieu porte en lui la trace indélébile de l’inhumanité et de l’horreur.
Mais, il fut aussi très fort dans des moments de communions partagés entre juifs, chrétiens et musulmans. Dans des échanges avec des survivants qui retrouvaient pour l’occasion les lieux de leurs supplices et qui portaient l’espoir de lendemains meilleurs à travers leurs témoignages.
Les jeunes des scouts musulmans de France ont constitué un dossier historique et un dossier témoignage de ce voyage complété par des photos.
Ils l’ont présenté à leur retour et ont témoigné dans des cours d’histoire. Au total, je suis allé 3 fois à Auschwitz, toujours dans le cadre de projets pour la mémoire, la fraternité et la paix.
Les scouts musulmans de France ont aussi impulsé la flamme de l’espoir citoyen. Un bus parcourait la France, de ville en ville, pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, avec des actions autour du don de sang, la promotion des valeurs de la république et l’invitation lancée à des élus de tous les partis politiques à venir rencontrer des jeunes.
La fédération du Scoutisme Français était invitée au fil des étapes avec des scouts de toutes les convictions (catholiques, protestants, non-croyants, juifs, musulmans) autour de la Fraternité et du Vivre-Ensemble.
Nous avons aussi participé à des actions de l’Amitié Judéo-Musulmane de France en faisant venir à Toulouse dans deux quartiers de la Politique de la Ville, Empalot et Reynerie le bus à l’effigie de l’association avec un Rabbin et un Imam venant ensemble à la rencontre des habitants.
Toujours avec les Scouts Musulmans de France, nous avons participé à l’organisation d’une première, un camp de la fédération du scoutisme français où venait camper ensemble des jeunes catholiques, protestants, non croyants, juifs et musulmans à proximité de Toulouse. Encore avec les scouts musulmans de France, suite aux attentats meurtriers de Toulouse et
Montauban en 2012, nous avons défilé et manifesté en première ligne avec les éclaireuses et éclaireurs israélites de France, leur apportant un fraternel soutien et une inconditionnelle condamnation de ces assassinats antisémites.
Dans le sens de cet engagement constant et sans failles, les scouts musulmans de France ont publié un communiqué de presse pour condamner le prêche antisémite d’un imam toulousain.
Toutes les actions, non exhaustives, que je viens de citer, ne sont que des exemples parmi tant d’autres, bien plus riches et bien plus nombreux que voudrait nous le faire croire la doxa médiatico-politique des chantres d’une extrême droite en pleine expansion. N’en déplaise à ces prophètes de la guerre des civilisations, il n’y a pas de territoires perdus de la république, même s’il y a des problèmes identitaires et/ou d’extrémismes religieux dans certains endroits. Car il y a aussi dans ces endroits-là des musulmans qui s’engagent constamment pour que nous puissions tous faire société ensemble.
L’essentialisation des musulmans, la généralisation et le raccourci « Islam=Islamisme » sont des aberrations qui jette le discrédit sur tous ces nombreux musulmans qui sont des citoyens comme les autres, étudiants, brancardiers, infirmiers, plombiers, maçons, profs, ingénieurs, médecins……
Et au travers des exemples cités plus avant, je réfute l’image monolithique du « musulman type » que nous décrivent à grands traits réducteurs certaines enseignes médiatiques et certains politiques qui en font leur résidence secondaire.
J’entends souvent cette question : « Et ils sont où les musulmans ? on ne les voit pas, on ne les entend pas »
Il semblerait donc que certains, aveuglés par une théorie qu’ils voudraient « Vérité absolue », ne voient finalement que ce qu’ils veulent voir et personne ne parle des exemples que j’ai cité.
Pourquoi ne nous parlent-ils pas de ces musulmans engagés autour de la citoyenneté, qui refusent l’antisémitisme, qui manifestent contre, qui font même des communiqués de presse ?
Pourquoi ne parlent-ils pas de ces événements organisés par des associations musulmanes autour du vivre ensemble et de la fraternité, cet élément du triptyque républicain figurant aux frontons des mairies ?
Pourquoi préfèrent-ils constamment évoquer des faits divers qui engagent moins de monde ? Par rapport à quelques cas d’élèves refusant des enseignements, combien d’élèves musulmans suivent normalement les cours et reçoivent le savoir comme tout autre élève ? Pourquoi parler d’un élève qui crée la polémique dans un cours d’histoire et ne pas parler de ces jeunes scouts musulmans de France qui témoignent de leur séjour à Auschwitz ? Il est important de mentionner ce qui dysfonctionne et il ne s’agit pas de le taire bien évidemment.
Mais il est important, par souci de vérité, de citer aussi ce qui fonctionne et ce qui va bien. C’est tout l’art de la nuance qui n’est hélas pas l’étendard de notre époque. Et pourtant, dans cette époque trouble, il y a des juifs et des musulmans qui refusent de se haïr mutuellement.
Ils pleurent tout autant les victimes innocentes israéliennes que palestiniennes et ils espèrent ensemble que les otages du 7 octobre soient au plus vite tous libérés. Et ils espèrent la paix.
Et tous les jours, parfois par des petits gestes, des petites actions, ils maintiennent ce lien, cet espoir, cette flamme qui anime leur cœur, et inlassablement, souvent dans l’indifférence générale, à contre-courant, ils éduquent et sensibilisent à la paix.
C’est dur, mais ils bataillent.
Car ils savent, comme le disait Albert CAMUS que : « La Paix est la seule bataille qui vaille la peine d’être menée » et que comme disait GANDHI : « Il n’y a pas de chemin pour la Paix, la Paix est le chemin ».
Stéphane GARROS