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3L203: Quartiers sensibles : essayer l’empowerment en 2024 ? par Jean Claude Sommaire

Quartiers sensibles : essayer l’empowerment en 2024 ?

Par Jean-Claude SOMMAIRE, administrateur civil honoraire, ancien sous-directeur du développement social, de la famille et de l’enfance au Ministère des affaires sociales. Membre fondateur du Séminaire pour la Promotion de l’Intervention Sociale Communautaire (SPICS) créé après les émeutes urbaines de 2005 (1)

Ne pas oublier le choc des émeutes de juin juillet 2023 

Il y a treize ans, le journaliste du Monde Luc Bronner, dans son ouvrage « La loi du ghetto » (2), décryptait déjà, avec lucidité, tout ce qui a été observé sur le terrain, il y a six mois :

« Le constat que je formule est celui d’un effacement des adultes, d’un renversement des hiérarchies dans les ghettos français. Aux portes de la République, se sont constituées des contre-sociétés, avec leurs hiérarchies, leurs lois, leurs rapports sociaux, leurs valeurs. Et une forme de domination adolescente probablement inédite, en France comme en Europe. La prise de pouvoir d’une jeune génération nihiliste, sans projet politique… »

En 2018, dans son rapport souverainement écarté par le président de la république, l’ancien ministre de la Ville, Jean-Louis Borloo, prophétisait que la situation dans les quartiers sensibles « ne sera pas tenable si nous renonçons à intégrer dans le rêve français 10 millions d’âmes invisibles, une jeunesse lumineuse, colorée, et en quête de participation ». Il récidivera, peu avant la dernière élection présidentielle de 2022, en publiant un court ouvrage, « l’alarme », pour dire, sur un ton plus incisif, « cela peut mal finir ».

La loi immigration ne règle rien

Effectivement cela aurait pu mal finir, en juin dernier, sans qu’il soit utile de rappeler ici l’ampleur des dégâts matériels et le choc émotionnel, ressenti par l’opinion, beaucoup plus important qu’en 2005.

Cependant si la loi immigration, qui vient d’être votée, dans les conditions que l’on connait, peut contribuer, à terme, à mieux maitriser les flux, elle ne résoudra pas les problèmes de cohésion sociale auxquels nous sommes présentement confrontés. De plus nos immigrations, devenues « un médicament à vie », comme a pu le dire la démographe Michèle Tribalat, sont appelées à se poursuivre. Enfin en raison de notre géographie et de notre histoire, celles-ci resteront vraisemblablement à dominante extra européenne et musulmane, avec une forte composante en provenance de notre ancien empire colonial.

L’intégration « républicaine » de ces populations dans notre société restera donc difficile en raison d’un conflit de normes et de valeurs, voire de mémoire, entre accueillants et accueillis, plus important que par le passé lorsque l’on recevait, très majoritairement, des migrants d’origine européenne.

Pour prévenir de nouvelles émeutes et faciliter l’indispensable adhésion aux valeurs communes des jeunes issus des immigrations post coloniales, notre pays gagnerait à adopter un « multiculturalisme tempéré », à la française, reconnaissant la réalité du pluralisme social et culturel de notre société comme  l’avait proposé, en 1995, le philosophe Joel Roman, dans un article remarqué de la revue Esprit : https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1996_num_1197_1_2656

Essayer l’empowerment (travail social communautaire)

 

Dans l’immédiat, expérimenter l’empowerment (travail social communautaire), comme l’évoquait Luc Bronner en conclusion de son ouvrage, serait déjà un premier pas :

 

« … Reste la solution d’un changement complet de stratégie. La révision des modes d’intervention étatique. Car il est une politique de la ville que la France s’est toujours refusée d’emprunter. Par tradition. Par refus historique de donner leur place aux identités locales. Par crainte du communautarisme. C’est la réponse choisie par les américains dans les années 60 : l’empowerment ou le choix de responsabiliser les habitants de quartiers en leur attribuant un certain pouvoir »

Largement ignoré en France et trop souvent soupçonné, à tort, d’encourager le communautarisme, le « travail social communautaire », pratiqué dans de nombreux pays, part du principe que les hommes vivent au sein de diverses « communautés » de proximité (famille, quartier, église, associations, clubs sportifs, collectifs de travail, etc.) au sein desquelles ils se réalisent en tant que « personne ».

Le travail social communautaire, qui peut également s’exprimer au plan ethnique, culturel, ou religieux, vise à renforcer le « pouvoir d’agir » des groupes défavorisés pour que leurs membres, moins isolés et plus solidaires entre eux, puissent échapper à l’assistanat et accéder plus facilement à l’éducation, au logement, à l’emploi et, plus globalement, à une qualité de vie meilleure.

Ainsi, dans beaucoup de pays d’immigration, quand on constate que certaines populations immigrées courent plus de risques que la majorité autochtone, de voir leurs enfants tomber dans la délinquance, on conçoit et on met en œuvre avec elles, des actions de prévention précoce adaptées aux spécificités de leur communauté.

Une occasion manquée en 2010 qu’il ne faudrait pas renouveler en 2024

Dès 2010, la France aurait pu s’engager dans cette voie après la publication de l’ouvrage d’Hugues Lagrange « Le déni des cultures » (3), publié quelques mois après celui de Luc Bronner. Ce sociologue, à partir d’une enquête réalisée auprès de 4500 adolescents, relevait alors, qu’à conditions sociales identiques, ceux appartenant à des familles originaires du Sahel étaient quatre fois plus souvent impliqués, comme auteurs de délits, que ceux élevés dans des familles autochtones. Ceux appartenant à des familles maghrébines l’étaient deux fois plus.

Toutefois, malgré un bref engouement médiatique, cet ouvrage a été rapidement oublié par une droite, privilégiant alors des approches sécuritaires, et par une gauche, hantée par le remord post colonial, refusant de stigmatiser les immigrés.

Réhabiliter le travail social communautaire (empowerment)

Il est devenu indispensable, aujourd’hui, de réexaminer la « question communautaire » en la distinguant clairement du « communautarisme ». Une étude récente, publiée par l’essayiste Hakim El Karaoui (4), ancien collaborateur de l’Institut Montaigne, nous y incite vivement. Bien évidemment, les « communautés », si elles sont ignorées ou vilipendées, peuvent venir contrarier les processus d’intégration républicaine. Toutefois, quand on travaille intelligemment avec elles, elles peuvent les faciliter et prévenir le développement des communautarismes ethniques et religieux qui nous inquiètent aujourd’hui à juste titre.

D’ailleurs de nombreux acteurs de terrains, tous ceux que le sociologue Manuel Boucher appelle « les pacificateurs indigènes » – éducateurs de prévention spécialisée, animateurs de centres sociaux-culturels, correspondants de nuit, médiateurs interculturels, etc. – pratiquent déjà ainsi, sans le dire explicitement. Nombre d’entre eux étaient d’ailleurs présents, l’été dernier, avec les élus locaux, pour protéger écoles et équipements publics de la folie destructrice des émeutiers.

En 2024, les départements, en charge de la protection de l’enfance, seraient donc bien inspirés de lancer des appels à projet pour conforter l’autorité parentale dans les quartiers sensibles (près de 75% des jeunes déférés à la Justice, l’été dernier, étaient, soit à l’aide sociale à l’enfance, soit des jeunes vivant dans des familles mono parentales) en s’intéressant plus particulièrement aux réseaux de solidarité communautaires, actifs sur le terrain mais très largement ignorés par les institutions.

(1) Le SPICS a cessé ses travaux en 2018 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02013234/document

(2) La loi du ghetto, Calmann-Lévy mars 2010

(3) Le déni des cultures, Seuil septembre 2010

(4) Voir son site : desideespour2027.fr

A propos Régis Moreira

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