Quelques réflexions à la suite du décès de Jacques Delors…
Ma génération a eu beaucoup de chance de pouvoir ainsi bénéficier d’une référence aussi crédible et forte pour guider la vision et l’action. Voilà, outre la peine, ce qui m’est venu à l’esprit en apprenant la triste nouvelle. Il n’est pas sûr que la génération actuelle ait la même chance, à moins que nous ne sachions pas (encore) la voir. C’est en tous cas la remarque que me faisait un jeune socialiste invité à la dernière assemblée générale de Démocratie et Spiritualité : ce sentiment d’un manque aujourd’hui, que son décès met davantage en valeur.
Il n’est pas fréquent, pas assez fréquent, en effet, qu’un homme soit « dans » la politique, pour servir, avec une ambition légitime, la cause de la justice, sans être en même temps « de » la politique, emprisonné par ses mécanismes mimétiques. Il en connaissait bien les rouages, mais il ne voulait pas être emprisonné par eux. Il avait vis-à-vis de la politique une position toujours décalée et critique. Avec le souci de rester, en définitive, libre.
Formé à l’école de La Vie Nouvelle et de l’Éducation populaire chrétienne, dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans la construction de sa personne, il avait une foi lucide, mais discrète, et également prudente dans le climat français, à gauche en particulier. Entre le mystère et l’absurde, il avait choisi le mystère, sans fuir la question du mal, qui l’avait frappé, lui et ses proches. Pour moi, il est un magnifique exemple de la spiritualité dans l’action, mais je ne suis pas sûr que ces termes lui aient convenu. Il aurait sans doute préféré qu’on parle à son sujet de son souci, plus simple et plus concret, de bien agir au bon moment. Il se méfiait des grands mots et des grandes démonstrations morales, vite contredites par les faits. Il reprenait souvent cette phrase de Mounier : « Le réel est notre maître ». Son mode d’être correspondait bien à cette définition du courage énoncée par Jean Jaurès : « aller à l’idéal et comprendre le réel ».
J’ai travaillé assez étroitement avec lui, d’abord au club Echanges et Projets, de 1974 à 1980, puis à son cabinet d’octobre 1982 à juillet 1984. Venant de la Direction du Trésor, j’y étais chargé des questions monétaires et financières. Période mouvementée, au cours de laquelle a été opérée, avec Michel Camdessus, alors directeur du Trésor, ce qu’il est convenu d’appeler le tournant de la rigueur, en fait la mise à niveau compétitif de notre économie et de son rythme d’inflation, indispensable pour assurer notre développement et notre place dans le concert des nations. Je n’ai suivi que de loin, via notamment le club Clisthène qu’il avait fondé pour retrouver les anciens de son cabinet et quelques intellectuels, son aventure européenne. Mais je crois qu’il y a été plus heureux, car il était maître à bord et pouvait déployer ses capacités multiples au service d’un projet collectif à définir et concrétiser, sans interférences extérieures au projet lui-même. C’était avant tout je crois un homme de projet, et la politique n’était qu’un moyen, pas un but en soi. Là notamment était sa différence.
Les médias ont rendu compte de son parcours, avec un concert de louanges, quelques critiques et, bien sûr, des regrets quant à son refus de se présenter en 1995 à l’élection présidentielle…
Je voudrais pour ma part insister sur quelques qualités, peut-être moins visibles, car nous aurions intérêt à les cultiver nous aussi, chacun sa manière :
- Le souci d’analyser les questions, de prendre la mesure de leur complexité afin de ne pas « injurier le réel » et de penser des réformes argumentées et « pesées au trébuchet ». Une grande exigence professionnelle, liée aussi à son exigeante angoisse de bien faire, d’être à la hauteur des responsabilités confiées.
- Il se méfiait de réponses trop rapides et idéologiques, non suffisamment construites. Il craignait aussi les formes simplistes de radicalité, qui se retournent contre leurs auteurs et dont les conséquences pèsent en définitive sur les plus déshérités. Mais sa modération n’était pas résignation et son sens de la justice était aigu. Il y avait en lui un équilibre subtil, mais toujours présent entre la résistance à l’injustice, le souci d’améliorer peu à peu, patiemment, les grandes régulations collectives, si lourdes à faire évoluer, et la capacité d’utopie, l’élan vers l’idéal, qui est nécessaire et séduisant, mais se heurte aux pesanteurs de la réalité. Trois cultures sur lesquelles j’ai travaillé ensuite au sein du Club Convictions, lointain successeur d’Échange et Projets, et dont il m’a sans doute fourni l’image. Ces trois cultures du développement humain que sont la résistance, la régulation et l’utopie ne sont pas si faciles que cela à assembler, mais sont indispensables pour construire de vrais et beaux projets, collectifs, mais aussi individuels. Ils manquent trop aujourd’hui à la classe politique en général, et au parti socialiste en particulier.
- J’ai été frappé aussi par son sens ou sa recherche du bon moment pour l’action, que l’on a souvent pris pour de l’indécision ; conscient de la complexité de la réalité, peut-être même hanté par elle, il était à la recherche de l’action juste au moment juste ; lorsque j’ai lu, plus tard, avec ma culture d’occidental, le Tao Te King et le Yi King, j’ai été frappé par une réelle parenté : il est des moments où « il est dangereux de traverser les grands eaux », d’autres où il faut agir vite et fort ; il m’a confié un jour avoir été fasciné par la Chine, ce qui ne m’a pas surpris.
Mais il est un domaine où son génie propre s’exprimait à merveille et fascinait souvent ses interlocuteurs, c’est sa capacité à analyser les situations les plus délicates, à en dégager de manière particulièrement clairvoyante et lumineuse les caractéristiques essentielles, et à transformer les lignes de force ainsi dégagées en actions concrètes.
Au-delà de la « méthode Delors » et de sa passion pour la pédagogie, il y avait là un talent très particulier et très rare, non reproductible. On ne sortait jamais d’un entretien avec lui sans se trouver enrichi par des vérités fortes et simples, que l’on n’avait pas su voir, et qui structuraient ensuite la réflexion. Il avait une capacité rare à l’innovation collective, beaucoup moins répandue que l’innovation microsociale. C’est à cette qualité particulière que nous devons notamment l’Acte unique, la Monnaie unique, Erasmus, le programme « Une âme pour l’Europe », etc. Il aurait voulu que, grâce à la politique contractuelle, l’économique et le social cessent de se regarder en chiens de faïence, problème toujours non résolu dans notre pays.
Issu de la société civile, Jacques Delors a toujours soutenu le mouvement associatif. Il appréciait l’action de Solidarités Nouvelles face au Chômage, pensait nécessaire le travail de Démocratie et Spiritualité, malgré les difficultés alors rencontrées, et avait participé au lancement du Pacte civique en 2011, conseillant aux participants de ne pas se comporter en donneurs de leçons.
Il nous reste à nous inspirer de son action et de son exemple. Comment innover dans notre pays pour dépasser nos contradictions ? Comment hisser notre Union européenne à la hauteur des nouveaux défis géopolitiques ?
Jean-Baptiste de Foucauld pour le Pacte civique