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9L202: Gaza- Israël : ouvrir un autre champ des possibles : les « récits croisés » ou la paix par le bas, d’Alain Simonin

Gaza- Israël : ouvrir un autre champ des possibles : les « récits croisés » ou la paix par le bas

Le passionnant « entretien croisé » entre Delphine Horvilleur et Kamel Daoud, paru récemment dans Le Temps (11 nov. 2023), tentait de dire toute la complexité, la souffrance, la violence et les contentieux non élucidés, du conflit meurtrier qui occupe ces jours-ci notre actualité. La sincérité et la lucidité des deux protagonistes m’ont impressionné. Leurs propos sont ceux d’intellectuels engagés dans leurs pensées réciproques. Ce sont des propos importants pour nous aider à comprendre avant de juger. Mais d’autres « croisements » pourraient, me semble-t-il, être également mises en lumière. Il nous manque en effet, dans ce conflit qui couve depuis plusieurs années, les récits des protagonistes directement concernés. Les « récits » vécus au ras du sol par les palestiniens et les israéliens, dans leurs territoires respectifs, au cœur de leurs douleurs, de leurs espoirs vers une justice équitable pour eux deux. A la place nous avons dans les médias, d’une part beaucoup « d’opinions » de toutes sortes, distancées du réel et d’autre part des témoignages très émotionnels des victimes sur le terrain.

Des palestiniens et des israéliens, chacun sur leur terre, j’en ai rencontré  en 2016 lors d’une marche d’une semaine à travers la Cisjordanie, avec l’association Compostelle-Cordoue, parcourant le Chemin d’Abraham, de Jéricho à Hebron, pour terminer par trois journées à Jérusalem. S’ouvrir à l’écoute de leurs récits m’a fait comprendre l’importance de tels récits, qui se donneraient à connaître de manière plus large. Pour autant qu’ils soient écoutés avec respect, même s’ils peuvent heurter dans leurs différences extrêmes. Ces « récits croisés » de palestiniens et d’israéliens évoquant leurs vécus sur le long terme, vécu intérieur autant que factuel, pourraient faire entrer tous les protagonistes dans la complexité d’un drame qui plonge ses racines dans deux histoires longues plus au moins conscientisées.

On pourrait imaginer la multiplication de ces récits comme une parole collective qui prendrait corps à partir de groupes initiant localement le processus. La parole de la Société civile et non la seule paroles des gouvernants, des stratèges, des diplomates. Certaines expériences originales nous donnent des pistes prometteuses: que l’on pense au  West-Eastern Divan Orchestra, fruit d’une initiative du pianiste et chef d’orchestre juif israélo-argentin Daniel Barenboim et de l’écrivain chrétien américano-palestinien Edwars Saïd. Dans leurs tournées à travers le monde, les jeunes musiciens de l’orchestre ont maintes occasions d’échanger, non sans tension parfois, à propos de leurs vécus différents. On peut évoquer aussi l’écrivain genevois d’origine turque, Metin Arditi, sa Fondation pour le dialogue interculturel , qui organise des concours d’écriture romanesque entre étudiants israéliens juifs et arabes. Les participants doivent écrire une fiction dans laquelle ils se mettent dans la peau de l’autre. À ce jour, plus de mille textes ont été soumis . De telles démarches pourraient faire tâche d’huile et ouvrir alors à une « résonance » touchant le plus grand nombre, toutes sortes de contextes permettant leur développement. Cette capacité d’écouter le récit de l’autre, y compris celui à qui on attribue le rôle du méchant, voire du bourreau (ex. le colon israélien qui s’installe en Cisjordanie au mépris du droit international ou le leader du Hamas qui veux faire disparaître les juifs de la terre palestinienne), constitue à mes yeux, le seul et authentique chemin vers la paix. Car il restitue à chacun son propre dilemme face à la tentation du mépris de l’autre différent dans son histoire, face à l’acceptation d’une  violence à son égard, sous prétexte de légitimité. Cette violence, ce mépris qui, suivant le contexte, peut nous conduire tous à des attitudes, voire des actes, relevant de l’inhumanité.

Un exemple significatif de ce travail de « résonance » est celui du militant palestinien Ali Abu Awad, engagé dans un combat pour la non-violence. Après plusieurs séjours en prison, pour son implication dans l’intifada de 1995, après la mort de son frère tué d’une balle dans la tête par un soldat de Tsahal, l’homme effectue un revirement intérieur incroyable, notamment inspiré par les écrits de Gandi. Il se libère d’une posture de victime constamment prête à la vengeance et crée le mouvement pacifiste palestinien Taghyeer qui a touché jusqu’à aujourd’hui 250.000 personnes et créé 23 groupes dont un composé de 300 femmes (femmes pour la paix de Naplouse). Sa capacité à renverser le processus du bouc émissaire (ici l’israélien) pour considérer l’autre comme une source de vérité au-même titre que lui-même, est exemplaire. « Mais si on ouvre son cœur et qu’on voit l’autre, on commence à voir que la vérité est complexe : que ma vérité est vraie, mais c’est une vérité partielle et il y a une autre vérité qui est également partielle et je dois apprendre à les assembler pour constituer une vérité plus grande » (www.haaretz.com). Ce retournement d’attitude l’a conduit à se confronter aux colons eux-mêmes, qui occupent illégalement, comme l’on sait, la terre de Cisjordanie. Leur adressant la parole en ces termes (cités de mémoire) : « Je ne mets pas en cause la légitimité que vous trouviez ici une terre de refuge, mais je vous demande d’écouter le mal que vous faites subir aux miens ». Et le colon de répondre : « On ne m’a jamais parlé ainsi ». Tout est dit ici de la puissance d’une parole « retournée », qui ouvre ainsi le champ des possibles… !

J’ajoute un complément : le film magnifique du vieux Ken Loach, « The old Oak» montre de manière très forte et si émouvante, cette paix qui émerge « par le bas ». Ce film est un long et vibrant récit à deux voix, ennemies devenant amies. Loach ouvre sa problématique des classes laborieuses vers l’international, en mettant à l’épreuve les habitants d’une bourgade ouvrière anglaise (gravement touchée par le chômage dû aux fermetures des mines de charbon), au prise avec l’arrivée de migrants réfugiés syriens. Au travers du personnage du tenancier d’un pub, Loach montre comment son attitude d’ouverture et d’empathie (« les petites choses ») vers les familles syriennes, va permettre à cette communauté de laissés pour compte, de progressivement montrer sa solidarité avec les familles syriennes. C’est au travers d’événements douloureux, fragilisants (ici la mort du père de cette famille syrienne, assassiné par le régime de Bachar (le haut ), que cette paix va se mettre à « vibrer » au sein de cette communauté réconciliée avec « l’autre », celui dont une partie des habitants avait fait son bouc émissaire. On voit ici comment la bonté fait son chemin par les gestes et attitudes d’un certain nombre, qui refusent que la haine s’installe dans leur cœur. C’est très émouvant et nous rend cet espoir (intimité profonde) qui, aujourd’hui, nous fait tellement défaut.

L’audace pourrait même nous amener à imaginer des récits croisés de soldats, une fois mis à distance le souvenir trop prégnant des violences vécues sur les terrains d’affrontement. Là aussi ce sont les récits de « ceux du bas », ceux qui, recrutés par les états-major « du haut », font la guerre, obéissant à l’injonction de leurs gouvernants, ce sont ces récits qui nous manquent pour ne plus considérer la guerre comme une victoire glorieuse. Car ce sont les soldats du front qui sont les porteurs des souffrances infligées à l’autre ou éprouvées de l’autre. Ce sont eux qui porteront dans leur mémoire, sur des générations, le souvenir des blessures marquées dans leur corps et dans leur âme. Ce sont eux à qui il faut ouvrir le champ des possibles : leur permettre de raconter leur guerre du point de vue de la perte, car elle est toujours in fine une perte pour toute l’humanité.

En conclusion : si l’on cherche à tracer un chemin de paix entre israéliens et palestiniens, comme pour d’autres peuples en guerre dans le monde, je propose que nous cessions de croire à l’exclusive des négociations de toutes nature entre seuls gouvernants et diplomates, d’instances nationales ou internationales.  Ces tractations sont certes nécessaires mais pas suffisantes pour établir une paix à long terme. Qui eut pensé que les guerres pourraient aujourd’hui montrer à nouveau leurs visages, menaçant la paix mondiale dans laquelle nous nous sommes trop confortablement installés. C’est à l’établissement d’un double mouvement du bas vers le haut et du haut vers le bas que nous devons nous atteler. Ce double mouvement n’a, à ma connaissance, pas encore été modélisé. Si l’on considère l’espoir d’une sortie du conflit israélo-palestinien, c’est à l’ouverture, à moyen terme, d’un processus de libération d’une parole collective par la multiplication des récits croisés dans tous les contextes souhaitables, que nous devons penser. Et ceci parallèlement aux processus de négociations de paix qui ne manqueront pas de s’enclencher à tous les niveaux gouvernementaux.

Ouvrir patiemment le champ de ces récits croisés entre palestiniens et israéliens permettrait la construction de la paix « par le bas », c’est-à-dire par l’expression sincère de parts entières de la société civile. Ce mouvement serait le complément indispensable à l’établissement d’une paix durable négociée « par le haut », aux niveaux des gouvernements.

Cette vision d’une paix qui se construit par le bas et par les récits croisés des protagonistes, complétant la diplomatie, est devenue pour moi, une heureuse perspective.

Alain Simonin

Genève novembre 2023

 

– Une passionnante et très éclairante conférence-débat a été organisé en 2017 par le journal Le Monde qui a réuni Ali Abu Awwad et un ami juif https://www.lemonde.fr/festival/video/2017/10/01/israel-palestine-les-acharnes-de-la-paix-dialoguent-au-monde-festival_5194280_4415198.html

– Autre source concernant le mouvement ROOTS. Un passionnant reportage de la RTS dans les territoires. Voir: https://www.reformes.ch/politique/2018/08/roots-une-main-tendue-vers-lennemi-israel-palestine-reconciliation-israel

 

A propos Régis Moreira

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