De Günther Anders au Pape François, les chercheurs de sens face à l’arme atomique
DIJON, le 15 novembre 2023
jfpetit@netcourrier.com; jf.petit@icp.fr
Avoir à traiter de la question nucléaire n’est jamais neutre dans un parcours de recherche philosophique soucieux de critique sociale ajusté à des enjeux précis comme le propose le grand penseur américain contemporain Michael Walzer, très actif notamment contre l’invasion américaine lors de la première guerre du Golfe. L’occasion s’est à nouveau offerte à moi à l’occasion de la présentation à l’Université catholique de Lille du livre d’André Bendjebbar Histoire secrète de la bombe atomique (Le Cherche Midi, 2022) le 5 avril 2023. J’ai pu y développer un point de vue d’abord philosophique devant un public plutôt acquis à la doctrine de la dissuasion nucléaire, avant de rappeler, dans la discussion avec la salle, le point de vue de l’Église catholique.
I/ LE POINT DE VUE DE GÜNTHER ANDERS ET DE SES CONTEMPORAINS
Parmi les philosophes penseurs des effets catastrophiques de la bombe atomique, Günther Anders (de son vrai nom Günther Stern né en 1902 et mort en 1992 – le patronyme « Anders » montre qu’il aurait pu en être autrement) fait encore preuve d’une grande méconnaissance, en dehors des penseurs de l’écologie politique et de la technique en France. Il y a de cela 20 ans, la revue Esprit s’interrogeait : « Pourquoi lire Günther Anders ? » avec un sous-titre « Le XXe siècle, Auschwitz, Hiroshima et la Kolyma » dans un dossier « Günther Anders, le surarmement et les trois guerres mondiales ». (1)
À intervalles réguliers, la pensée du philosophe revient donc sur le devant de la scène, ici pour nourrir le débat sur la guerre en Irak, là sur la catastrophe de Tchernobyl en 1986 et désormais sur les risques liés à la guerre en Ukraine.
En réalité, son positionnement sur l’usage militaire de la force nucléaire pendant la 2nde Guerre mondiale est la matrice de sa philosophie. En 2008, Jean-Pierre Dupuy, le philosophe du « catastrophisme éclairé » préface l’édition française d’Hiroshima est partout, le livre qui regroupe son Journal d’Hiroshima et de Nagasaki (1958), sa correspondance avec celui que l’on présente comme « le pilote d’Hiroshima » (en réalité celui qui a transmis l’ordre de destruction, Claude Eatherly (1959-1961) et son Discours sur les trois guerres mondiales (2) primitivement paru dans Esprit.
Cet auteur, à qui l’on doit aussi deux lettres ouvertes au fils du criminel nazi, Adolf Eichmann en 1964 et 1988 (3) et un essai sur la déshérence de l’humain intitulé L’Obsolescence de l’homme, n’est encore traduit que partiellement en français (4). Il a pourtant été au contact des plus hauts de la production philosophique : fils du psychologue William Stern, élève de Hüsserl et de Heidegger, cousin de Walter Benjamin, premier mari d’Hannah Arendt avec laquelle il est réfugié en France de 1933 à 1936 après avoir fui le nazisme, ami de Hans Jonas et d’Herbert Marcuse, il se qualifiera d’abord, comme lors de la remise du prix Adorno de la ville de Francfort en 1983, comme un « penseur de la catastrophe »(5).
Les thèses de Günther Anders, telles qu’elles apparaissent, dans son « Discours sur les trois guerres mondiales » en 1964, après la première bombe nucléaire chinoise, peuvent être assez sommairement résumées de la façon suivante :
1) Toutes les guerres seront désormais hitlériennes, en mélangeant civils et combattants ;
2) Les tentatives de conciliation sont vouées à l’échec devant des dictatures totalitaires ;
3) Les guerres, dans leur production mécanique, prennent le risque de liquider l’ensemble de l’humanité ;
4) Nous ne faisons jamais que travailler (à la paix) sur un tas de cadavres ;
5) Nous ne sommes jamais à la hauteur de notre responsabilité si nous ne réussissons pas à mettre fin à ces menaces ;
6) Nous pourrions tous, en conséquence, directement ou indirectement travailler à la production d’anéantissement ;
7) Seul l’engagement à une destruction totale des armes nucléaires peut permettre d’envisager une survie de l’humanité.
De ces constats est né le sentiment de « honte prométhéenne » que partage aussi un contemporain de Günther Anders, Hans Jonas (1903-1993), philosophe sur lequel j’ai dirigé une thèse, devant la possibilité de pouvoir déchainé et destructeur de l’humain (6) : seule l’idée de tout faire pour que l’épouvantable n’advienne pas doit nous protéger, que Hans Jonas qualifie de « remords anticipateur ». On a souvent qualifié cette position d’inadaptée face à la dissymétrie des valeurs politiques : les armes servent en théorie à un usage dissuasif entre régimes politiques, mais ceux-ci se trouvent pris dans un « entre-deux », qui consiste à ne pouvoir en user mais se refuser à y renoncer, tout en laissant prospérer des systèmes totalitaires.
La seule possibilité est de ne pas s’abandonner la violence totale, mais de se défendre contre elle, en combinant, comme l’indiquait en creux l’autre grand philosophe allemand, architecte de la dénazification de l’université après la Seconde Guerre mondiale, Karl Jaspers (1883-1969). Celui-ci, qui justement s’intéressait aux grandes consciences de l’humanité, en particulier saint Augustin, semble en son temps comme répondre à Günther Anders. Il montre tout ce qui nous a manqué :
1) la suppression de la bombe atomique sous contrôle réciproque ;
2) la protection du monde libre par les armes anciennes ;
3) l’organisation de systèmes de solidarité entre États libres ;
4) la formation des responsables politique suffisamment vertueux pour ne pas jouer avec le feu (7) .
Il s’agit bien de se sauver de l’extermination totale en se sauvant de la domination totale. C’est pourquoi l’accent doit fortement être mis d’abord sur les raisons de vivre, sans s’en remettre, dira de son côté Blanchot, « à l’initiative hasardeuse de quelque chef d’Etat ». La dénonciation de l’arme atomique ne doit donc pas se faire sur fond d’amnésie historique et d’apathie politique. C’est pourquoi on doit réviser en permanence les conditions et les intérêts véritables d’une société démocratique juste et bonne, tout en travaillant à ce que puisse être attribué au peuple ennemi un régime autonome et une existence autonome dès que la paix est rétablie.
Dans le texte « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse », un certain nombre de recommandations semblent encore tout à fait probantes : Méthodologiquement, Anders demande de présenter de façon outrancière les objets dont l’importance est minimisée. Sans céder à la panique, il s’agit donc bien ici lucidement d’envisager la possibilité d’un engrenage nucléaire incontrôlé, ne serait-ce qu’à partir de Zaporidja. L’imagination d’un scénario nucléaire catastrophe ne conduit pas ici à l’affaiblissement de la rationalité, mais bien au contraire nous invite à voir ce qui se joue dans déjà dans la surenchère technologique militaire permanente sur la ligne de front et la réalité de la dissémination nucléaire en cours.
En fait, pour Anders, privé de représentation et d’imagination concernant la menace nucléaire, l’homme contemporain se trouve le jouet d’une irreprésentation : il est l’effet d’un décalage entre ce que le monde moderne est capable de produire (herstellen) et les conséquences qu’il est incapable de se représenter (vorstellen), par exemple le fait qu’il faudrait peut-être attendre des millions d’années avant que la vie ne puisse reprendre sur terre après un holocauste nucléaire, ou que le geste de frappes nucléaires préventives ou consécutives à une agression soit absolument désolidarisé de sa provenance et de son avenir (un anéantissement quasi définitif de la vie sur terre).
Si ce n’était pas le cas, l’homme contemporain serait comme obligé de « revenir sur ses pas » et de « changer de direction », a fortiori les responsables des conventions internationales sur le désarmement nucléaire, dont la Russie faisait encore partie ; en fait, ce terrain de la bombe nucléaire nous est encore en partie inconnue car, comme un territoire que nous n’aurions pas cartographié, nous avons pas atteint un point de vue global qui permettrait d’en établir avec précision les contours du problème. Peut-être même que la fascination pour la mort, davantage que l’éclat de la menace nucléaire, nous rend les choses invisibles et que notre responsabilité se trouve cachée au cœur de notre négligence.
Du point de vue andersien, il s’agirait donc aujourd’hui d’exagérer la menace nucléaire pour en faire ressortir les aspects minimisés ou refoulés. Il y a encore peu de temps, on pensait ce risque relativement faible dans une Europe occidentale sécurisée (alors qu’avaient eu lieu des massacres horribles en Yougoslavie). Les questions de dissuasion ne sont pas des « terra incognita », mais ne passionnent plus les foules. Mais n’est-ce pas une erreur des gouvernements démocratiques de les maintenir hors du débat ? L’exhortation à garder son sang-froid se joue dans la force contenue sur le terrain et non dans les froids palais universitaires.
Mais l’appel aux traditions spirituelles n’est évidemment pas neutre, face à la tentation toujours renaissante de justifier l’arme nucléaire. C’est pourquoi on peut ici regarder la pensée catholique sous ce prisme.
II/ LE PAPE FRANCOIS ET SES PRÉDÉCESSEURS
Le pape François, se situant dans la continuité de ses prédécesseurs, considère que « l’objectif final de l’élimination totale des armes nucléaires » constitue « un impératif moral et humani-taire ». « Nous devons nous engager pour un monde sans armes nucléaires », a-t-il écrit le 29 mars 2017 dans un message à la Conférence des Nations unies réunie à New York pour négocier un traité interdisant les armes nucléaires. Une position confirmée, en juillet 2017, par le vote du Saint-Siège en faveur du Traité pour l’interdiction des armes nucléaires. À partir du 20 septembre 2017, le Vatican aura été parmi les premiers États à le ratifier. Cette position est loin d’être isolée et doit être située dans le prolongement du magistère ordinaire de l’Église catholique
Suite à un colloque organisé par Pax Christi, Justice et Paix-France, et la Faculté de sciences sociales et économiques de l’Institut Catholique de Paris, les 16-17 mars 2012, l’intervention, que j’ai eu l’honneur de publier dans La documentation catholique (8), avait permis de faire point.
Il faut rappeler que le Pape XII, dans un discours à l’Académie pontificale des sciences le 30 novembre 1941 avait été comme attiré par les découvertes sur l’atome, mais il s’est vite rétracté en s’inquiétant de « machines à uranium, qui explosant, provoqueraient une dangereuse catastrophe pour la planète toute entière » (21 février 1943).
Ainsi, dès la Noël 1944, il aura voulu encourager les efforts pour « bannir une fois pour toutes les guerres d’agression » en demandant la création d’un « organisme pour le maintien de la paix ».
Dès lors, il milite pour l’élimination des armements nationaux et armes atomiques ou toutes autres armes de destruction massives. Une guerre totale est jugée gravement immorale. Plus que tout autre, le Pape Jean XXIII fera de la recherche de la paix, notamment dans son encyclique Pacem in terris, le point d’orgue de son action diplomatique, le 11 avril 1963, peu de temps avant sa mort le 3 juin 1963, entrainant de ce fait le Concile Vatican II à encourager la proscription de l’arme atomique et un désarmement dûment effectué d’un commun accord entre puissances et accompagné de contrôles efficaces.
Avec régularité, le Saint Siège prendra donc sa part dans la formation des prises de conscience, en s’exprimant notamment par le biais des papes, parfois sur les lieux emblématiques de la question, comme le pape Jean Paul II en février 1981 à Hiroshima. Le Vatican avait évidemment signé en 1971 le Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP). Les évêques ont souvent relayé ces orientations, mais en s’opposant aux lobbys militaro-industriels. Les débats se sont faits conséquents dans les années 1980 à la suite des prises de position de l’Église catholique, mais aussi à cause de la crise des euromissiles en Europe. Nous étions encore dans le contexte de la Guerre Froide et peut-être aussi d’une plus grande appétence des publics catholiques pour ce genre de questionnement. Il est sans doute aujourd’hui largement à réirriguer. Pourtant, les messages pour la paix, délivrés par les Papes, ont souvent « pris pour cible » une absence de réflexion sur la guerre, notamment atomique.
Pour ce qui le concerne, le pape Benoit XVI n’a cessé de dire, comme lors de son message pour la paix du 1er janvier 2006, que la perspective d’une guerre nucléaire serait « funeste » et « fallacieuse », tout simplement parce qu’il n’y aurait ni vainqueur ni vaincu.
Dans la période contemporaine, le Vatican a adopté la « stratégie de grignotage », c’est-à-dire la création de zones dénucléarisées soit par des traités internationaux (sur l’Antarctique, sur l’espace, sur les zones maritime, etc.), régionaux (Amérique Latine, Pacifique sud, etc.) ou l’appui à des pays renonçant unilatéralement à l’arme nucléaire (Autriche, Nouvelle Zélande…).
Mais le chemin restera long. Comme l’avait dit Sartre, le « mythe de la bombe » est sans doute d’abord une erreur de perspective, mais elle continue à produire des effets pervers pratiques considérables, notamment une modification de la psyché contemporaine, puisque dans les Écoles de guerre, on continue d’apprendre qu’on ne peut détruire la guerre atomique qu’à condition de la préparer… sans illusion. Il serait d’ailleurs utile de reprendre les fondamentaux de la pensée de la guerre atomique chez un philosophe catholique comme Jean Guitton (9).
Or il n’y a jamais rien de fatal. Il y a des faits, des personnalités, des circonstances, une volonté de non coopérer au mal et de créer une culture alternative à la fausse sécurité de la doctrine de la dissuasion nucléaire. C’est sans doute de cette dissidence par rapport à la pensée dominante que peut naitre dans la conscience collective contemporaine un sursaut salvateur.
1/ R. FIGUIER, O. MONGIN, « Günther Anders, le surarmement et les trois guerres mondiales », Esprit, 5, mai 2003, p. 123-186
2/ G. ANDERS, Hiroshima est partout, Seuil, 2008
3/ G. ANDERS, Nous les fils d’Eichmann, Rivages Poche, 2003
4/ G. ANDERS, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la 2e révolution industrielle (1956), Ed. Ivrea, 2002
5/ G. ANDERS, « Rede zur Adornopreisverheihung » dans : Günther Anders antwortet, ed. Tiamat, Berlin, 1987
6/T. P.. C. ANDRIAMPARANY, Hans Jonas et l’écologie. Vulnérabilité et responsabilité, L’Harmattan, 2022
7/ K. JASPERS, « L’alternative possible : régime totalitaire ou bombe atomique », La bombe atomique et l’avenir de l’homme, conscience politique de notre temps, Buchet-Chastel, 1963, p. 295-308
8/ Dossier « Où en es le désarmement nucléaire ? », La Documentation catholique, 2491, 3 juin 2012, p. 523-531
9/ Cf J. GUITTON, La pensée et la guerre, DDB (1969), 2017. Sur l’auteur : J.-F. PETIT, « La psychologie des dictateurs : le cas de Hitler selon le philosophe Jean Guitton », Bulletin de littérature ecclésiastique, 495, juillet-septembre 2023, p. 43-52