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3L202: Regards sur la Violence par Catherine Collin

REGARD SUR LA VIOLENCE

Témoignage de Catherine Collin, à la table ronde de présentation du livre « Des raisons d’espérer ; ressources spirituelles face aux défis actuels », de la collection « Démocratie & spiritualité »

J’ai écrit ce texte sur la violence qui est dans le livre « Des raisons d’espérer », il y a trois ans. C’était dans le cadre de notre groupe Mutations, que nous formons avec Michel et d’autres amis, groupe si stimulant pour avancer sur ce chemin. Les magnifiques échanges fraternels que nous avons, nous font repartir toujours pleins de force. Je me sens nourrie, à chaque fois, et toujours avec plus de raisons d’espérer. Cette démarche, je continue à la mettre en œuvre aujourd’hui.
Le point de départ de ce travail sur la violence a été mon propre défi en quelque sorte, il a été une traversée personnelle, douloureuse, de ma propre violence qui avait pris la forme de voix terrifiantes, suite à un très grave accident de voiture qui m’avait laissée dans une grande culpabilité de la survie à 17 ans. Culpabilité qui était déjà très présente de par mon éducation religieuse jusqu’à l’âge de 16 ans. Les défis ont souvent une composante personnelle.

Ce fut un long parcours, une sorte d’errance, jusqu’à ce que je rencontre Maurice Bellet, il y a vingt ans. Je suis allée le voir, après la lecture bouleversante de « La Traversée de l’en-bas », il m’a accueillie dans son bureau où il recevait des personnes dans une grande détresse, notamment des prêtres et des religieuses. Rencontre décisive qui a éveillé ma conscience.
Quand Maurice soignait, il écoutait sans rien exiger, sans juger, sans même vouloir qu’on guérisse. Avec lui, on se sentait hors de danger, on se sentait compris. Et en même temps, cette présence était un fer rouge, puisqu’elle mettait de la lumière sur notre détresse. Il mettait des mots sur l’expérience que nous avions et nous pouvions la vivre en conscience.

Il avait une parole pour que l’on puisse vivre. Il m’a dit, c’est la dépréciation de nous-mêmes qui nous rend violents contre les autres. Il faut voir d’où vient cette dépréciation et surtout garder confiance en Dieu, en la Vie. A travers lui, passait une grande tendresse, un amour décontaminé de la destruction mortifère.
J’ai appris avec lui que l’amour, dans son désir, est déchirure et que seule cette foi en cet amour invisible qui ne demande rien, peut nous aider à avancer. Nous avons à accepter notre déchirement. Il n’y a pas d’homme condamné…Au fond, disait-il, l’amour est cette espérance sans point d’appui. Maurice Bellet a été pour moi une ressource spirituelle ; j’en
ai peut-être mieux pris conscience avec ce travail décrit dans le livre.
C’est sans doute cette souffrance-là, largement inconsciente au début et bien avant que je rencontre Maurice Bellet, qui m’a conduite vers les élèves des lycées professionnels et vers les détenus. Ils m’ont tous appris à découvrir que derrière leur violence, il y a toujours de terribles humiliations, des traumatismes, une grande dépréciation, et aussi une grande faim
de tendresse.

Quand je suis arrivée dans mes classes de lycée professionnel, ce fut le choc. Rien, aucun outil sur lequel vraiment m’appuyer. Il fallait tenir, c’est tout, sans méthode. Dans mes échanges avec les élèves dont la majorité avait été en échec scolaire ( J’avais des classes où il pouvait y avoir 80% d’élèves musulmans), certains étaient parfois violents mais toujours
vrais et sincères, si je comprenais ce qui se passait, les traumatismes subis, leur dépréciation, leur rage, cela finissait toujours par se calmer et une formidable confiance s’instaurait, une dignité surgissait dans la reconnaissance aussi de leur situation d’opprimés, ils parlaient enfin et apportaient ce qu’ils étaient, se reliant à la communauté humaine.
(Remerciements aux amis « juifs pour la paix » qui m’ont permis d’aborder sainement la question du conflit israélo-palestinien, comme la reconnaissance de la « Nakba ».)

De même comme visiteuse de prison, le défi de la violence a été concret pour moi. Là aussi il fallait tenir debout.
Les détenus qui sont imprégnés de l’image du coupable que l’on veut avoir d’eux, quand ils demandent à parler à quelqu’un, dépassent la tentation du repliement, de la honte, de la peur et de la haine et ont un fort désir d’être écoutés. « Ils ne sont pas que cela » m’a dit l’un d’eux. Ils sont simples et sans fard en général, leur parole est facile. Pas de méthode
dans cette écoute, pas de savoir, pas de prétention. L’écoute sans jugement. Les soutenir dans cette traversée. Ils connaissent leur misère, ne peuvent nier leur violence et le changement s’opère là. Moments de joie, malgré les grandes difficultés. Des pépites, dans cette région des ténèbres, l’amour dans sa chaleur et sa puissance : « Je ne suis pas qu’un
acte, même si tout m’y ramène », un autre qui délirait la plupart du temps, eut cette parole saisissante : « La vie ne se goûte pas, on la vit. Moi je veux la goûter par amour. » Et ces paroles d’un détenu chinois de la tribu des Mong : « Les humains sont tous les mêmes, ils ont tous un cœur. » Extraordinaire lieu de l’humain.
Leur hérédité familiale est parfois tellement lourde, les violences familiales si fortes. Le passage à l’acte violent, meurtre ou tentative de meurtre, est souvent le fait de ceux qui ne peuvent plus avoir un sentiment d’existence, tant de soi que de l’autre. L’autre n’est pas séparé, donc toujours menaçant. J’ai été frappée par le témoignage d’un homme qui avait
tenté d’assassiner sa femme : Il ne voyait plus l’autre comme un être humain. Un ancien aumônier de prison a eu cette réflexion si juste : « Entre l’auteur d’une infraction et moi, il n’y a que l’épaisseur d’une occasion ».
Dans ce défi de la violence, décortiquer ses mécanismes, ses verrous, identifier clairement ses « non-sens » m’ont aidé à chercher les messages spirituels les plus pertinents.
Violence de l’injustice sociale aussi dans ce système carcéral, rarement réservé aux riches.
Apprentissage décapant mais certes pas toujours facile.

Et il y a la violence du monde, du monde mondialisé, de l’injustice sociale, la misère des migrants, du racisme à leur égard, les famines et les guerres aujourd’hui. Violence de l’exploitation, du profit, du colonialisme, du mépris du faible. Cette violence devant laquelle nous nous sentons souvent oh combien impuissants, cette souffrance à regarder le plus lucidement possible sans tomber dans la tentation du désespoir ou de l’indifférence.
Essayer d’avoir un regard clair, sans préjugés ni culpabilité, sans se laisser gagner par la propagande. Sur ce terrain c’est tout le groupe Mutations qui s’est mobilisé, nous avons partagé nos expériences.
Et cette guerre au Moyen Orient, (je sais qu’elle a été le sujet d’échanges au sein de D&S) comment avoir un regard juste sur cet embrasement terrible aujourd’hui au Moyen Orient où une terrible violence est légitimée et mène à une vengeance inhumaine ?
Toutes ces mémoires vives qui s’entrechoquent, celle de la Shoah d’un côté et de l’autre, celle de la colonisation de la Palestine depuis 1948, la défaite arabe, le déplacement des Palestiniens, le blocus de Gaza, Gaza devenu prison à ciel ouvert, l’installation de 600 000 colons en Cisjordanie, l’apartheid et toujours pas de solution de la situation palestinienne,
pas de reconnaissance d’un Etat palestinien.
Et la répercussion dans nos pays, l’amplification de cette violence, de cette haine par les médias (on assiste en direct aux massacres) et par les réseaux sociaux dressant individus les uns contre les autres.
Montée de l’antisémitisme et montée de l’islamophobie, montée de l’extrême droite qui en fait son miel…
Comme je rejoins Abdennour Bidar lorsqu’il écrit « Nous sommes aveugles quand nous ne voyons le monde que comme désordre ». Oui n’oublions pas les signes d’espoirs, de cette entraide dans le monde, auprès des populations opprimées, des migrants, tous ceux qui veulent la paix et la justice et une terre vivable, de cet énorme mouvement de solidarité
pour arrêter cette violence inhumaine, et sur les lieux à Gaza, ces magnifiques gestes d’humanité et de paix, du personnel humanitaire et soignant, de ces Israéliens et Palestiniens engagés ensemble, de ces Juifs pour la paix qui voient l’échec de l’Etat israélien et clament : « Pas en notre nom ». Je pense aussi à cette femme israélienne dont le fils a été tué lors de l’attaque du Hamas qui clame qu’elle ne veut pas de vengeance et qu’elle sent d’autant plus le chagrin des mères à Gaza qui ont perdu leur enfant. Aussi ce poète et professeur palestinien, tué avec toute sa famille, qui a laissé avant de mourir un
magnifique message de paix : If I must die. Le bien ne fait pas de bruit mais je suis sûre qu’il peut influer sur l’ensemble de la communauté humaine. Ceux qui choisissent l’amour envers et contre tout illuminent l’humanité.
Je sens que cette montée de la haine nous creuse en profondeur et pousse douloureusement nos consciences à faire advenir à un autre monde. A chercher en nous et pas ailleurs. Une partie de la démarche proposée dans le livre se concentre sur les renoncements nécessaires, et sur le passage à l’action.
« Terre d’amour et de paix » écrivait le poète palestinien, Mahmoud Darwich.
Ressource spirituelle qui me parle aujourd’hui dans ce contexte : je pense à Jésus, qui savait lucidement se confronter avec le pouvoir, affronter le conflit et la violence des autres, sans jamais se faire complice de cette violence, en artisan de paix. Quand il se met en colère, ce n’est pas la réponse du double, c’est une force de vie qui s’oppose à la destruction et met à nu la violence.
« Très haute Tendresse, disait Maurice Bellet, dure comme le diamant, née avec son éveil.
Sa Résurrection est son éveil en chacun de nous ».
Oui, se tenir dans cette tendresse qui donne pour traverser l’abîme. Qui « éveille ce qui dort ». La violence de la haine peut se convertir en une force d’amour formidable. Ainsi chez de grands criminels quand ils reconnaissent leur crime sans déni et sans compromission.

Avant tout, reconnaître notre propre violence, ne pas nous y enfermer. Le conflit intérieur est le vrai lieu du combat. Avoir une vision forte de la tâche de l’homme sur terre et vouloir vivre cette formidable aventure de la conscience, dans ce travail intérieur. Détordre le désir, que ce désir de plénitude nous porte au-delà de nous-mêmes. Cette métanoïa, dont parle Albert Huguet, un nouveau regard sur ce chemin sans chemin.
Une pensée autre est nécessaire aujourd’hui, qui ne divise plus, mais qui est tournée vers l’intelligence de la Vie, au service de la paix et de l’harmonie. Une pensée vigoureuse qui prend sa source dans la liberté. Penser avec le cœur. Et « décontaminer Dieu de toute violence ».
« Le moindre atome de haine que nous ajoutons dans le monde le rend plus inhospitalier », disait Etty Hillesum. « La vie est belle ! » parvenait-elle à dire en dépit de tout ce qu’elle vivait. Elle voyait l’harmonie du monde… Etty est aussi pour moi une ressource spirituelle.
Vivre cette harmonie, dans l’engagement, l’amitié, le soin aux autres, dans l’échange, dans des communautés vivantes. Oui, nous avons à bâtir une communauté de relation vraie avec tous les humains quels qu’ils soient. Et soyons bien vivants du monde que nous voulons, célébrons et donnons et rions…

Vous dire aussi, pour conclure, que ce travail m’aura permis d’approfondir une évolution lucide, à la fois dans la douceur et la fermeté, qu’il m’aura aidée à « creuser » en moi. Et j’ai pu le faire parce que je connaissais l’accueil et la compréhension du groupe. Il m’a permis l’intégration d’une expérience dont je n’avais pas pu parler avant. Et je remercie vivement tous les amis du groupe et toi particulièrement Michel.
Le 9 décembre 2023
Catherine Collin

A propos Régis Moreira

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