La Croix Hebdo 18-19 novembre 2023
L’irréparable et la vie
Frédéric Boyer, écrivain
Il y a quelques jours, traversant l’entrée de mon immeuble à Paris, j’ai remarqué que la petite mezouza que mon voisin du rez-de-chaussée avait fixée à sa porte avait disparu. Il l’avait enlevée pour ne plus rappeler à ceux qui passaient devant chez lui que son foyer était juif. Par crainte, j’ai pensé tristement, des actes antisémites qui se multiplient en France (plus de mille actes recensés à l’heure où j’écris ce texte).
Une mezouza (littéralement : « montant de porte ») est un petit rouleau de parchemin sur lequel les mots hébraïques du Chéma Israël (« Écoute Israël », l’incipit du verset 6, 4 du Deutéronome,) sont écrits à la main par un scribe. Les parchemins de mezouza sont roulés et fixés aux montants des portes des maisons juives. Sur la porte de mon voisin, il n’y avait plus à présent que la cicatrice du vernis arraché. C’est le paradoxe de cette cicatrice qui m’a bouleversé. Mon voisin a détaché la mezouza de sa porte pour protéger son foyer alors que le petit rouleau qu’elle contient est un signe protecteur du foyer et de dédicace. Je sais qu’on m’opposera qu’il s’agit de bien de peu de chose comparé au décompte macabre des morts de Gaza et aux milliers d’enfants tués. Mais la dérision cruelle de ces petites choses exprime souvent le désarroi immense qui nous emporte. Il ne faut rien accepter par conséquence : un massacre justifiant un autre massacre. Ni nous contenter d’interpréter les actes antisémites d’aujourd’hui comme les conséquences attendues, prévisibles, de cette impitoyable guerre. Ou nous sombrerons alors dans la logique de la haine et de la destruction. Nous fabriquerons de l’irréparable.
Une question revient alors avec insistance dans mes pensées ces jours-ci : peut-on réparer l’irréparable, ou pour reprendre une expression de Vladimir Jankélévitch, « défaire l’avoir fait » ? C’est sans doute à cette terrible question que nous sommes confrontés, si régulièrement, si implacablement, face aux événements tragiques que nous connaissons, et à travers lesquels, il me semble, nous courons le risque mortel d’attribuer à l’autre – le Juif, le Palestinien, celui que nous imaginons comme « ennemi » – le « péché d’exister » (encore Jankélévitch). Ce qui pour moi est une forme démoniaque, littéralement, de compréhension du péché, comme condition négative de l’existence d’autrui.
Le péché, le seul péché, c’est celui qui m’enferme dans la négation de l’existence d’autrui quoi qu’il m’ait fait subir, et quoi qu’il ait subi de ma part. Aucune existence ne devrait être rabaissée à une « faute d’être là ». C’est-à-dire que l’impossible m’oblige. L’impossible d’avoir à « réparer l’irréparable ». Cela nous oblige réciproquement : l’irréparable que j’ai commis, l’irréparable que j’ai subi. Nous ne pourrons revenir dessus, comme l’on dit, mais l’impossible même est susceptible de devenir cette étrange force d’âme par laquelle nous nous élevons au-dessus de nos fautes impardonnables, ou par laquelle nous tentons de vivre encore au-delà de notre douleur et du mal qui nous a été fait. Cet au-delà du mal fait et subi ne signifie pas que la faute est effacée ni que les souffrances sont abolies, mais le désir de vivre ensemble sans oublier, et parce que nous n’oublierons jamais.
Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons imaginer un autre temps possible, une temporalité partagée issue de l’abîme. Cela peut donner un temps où chacun vivra sa solitude, celle de la faute inexpiable et celle de la blessure inguérissable. Mais ces deux solitudes peuvent aussi un jour être partagées, ou au moins se vivre dans cette espérance-là qui exige de vivre sa propre existence dans et par la reconnaissance de l’existence de l’autre. Souffrir avec ce que je ne peux réparer, c’est la signification la plus haute de la compassion.