« La résonance n’est pas foncièrement positive : c’est juste une pause extatique au milieu de la fureur. Certains de mes amis me disent l’avoir ressentie à Auschwitz. La résonance, c’est la conscience profonde, existentielle. Prendre du recul pour voir ce qui fait écho en nous, ce qui nous relie au monde. Elle n’est pas monolithique : pour certains, ce sera l’amour, pour d’autres, l’amitié, pour d’autres encore, l’engagement démocratique. Elle peut prendre une forme verticale, horizontale ou diagonale. La résonance, ce n’est pas du cognitif, c’est une manière différente de vivre, un habitus existentiel. (…) Le problème, c’est l’hubris, vouloir tout contrôler ou tout modifier, y compris la nature. Ce n’est pas raisonnable, revenons à l’eudaimonia d’Aristote(1). La bonne vie. Libre à chacun de la trouver dans l’amour, l’amitié ou même la religion. »
Hartmut Rosa (2)
Pour des raisons probablement liées au caractère décadactylaire (3) de l’espèce humaine, nous avons, en tous cas en Occident et depuis que le système métrique a imposé à l’échelle mondiale le système décimal de numération, le goût des chiffres ronds pour les anniversaires.
Ainsi, alors que nous célébrons nos 30 ans, nous célébrons aussi, avec le présent numéro, le 200ème de la Lettre de D&S. L’occasion de rendre hommage à Gilles Guillaud qui l’avait créée pour le cinquième anniversaire de l’association alors qu’il en était le secrétaire général, et Patrice Sauvage le président. « Par cette lettre nous porterons un autre regard sur l’actualité et sur le monde, fondé sur le respect des personnes et l’éthique du débat ; un regard attentif aux signes d’espérance, mais exigeant quant à la cohérence nécessaire entre les fins et les moyens » disait ce dernier dans l’édito du numéro 0 de juin 1998. Il s’agissait pour cela « de partager et d’approfondir (la) réflexion et (l’) expérience (de D&S), certes bien imparfaites mais pertinentes, dans un cercle plus vaste que notre seul réseau ». Et de conclure : « Loin de nous le projet de distiller d’en haut « une bonne parole », mais plutôt celui de susciter un entraînement mutuel à discerner l’essentiel et le durable sous l’accessoire et l’éphémère ». Nous espérons être fidèle à cette ambition affichée il y a maintenant vingt-cinq ans.
Revenons trente ans en arrière. On pourrait être tenté, dans une forme de « Concordance des temps » (4) de voir, dans le retour du géopolitique dont la guerre en Ukraine est la manifestation la plus inquiétante aujourd’hui, un retour à la situation antérieure à la chute du mur dans laquelle certains (faux) prophètes de l’époque avaient cru pouvoir anticiper, avec la victoire supposée définitive du modèle libéral, une forme de « fin de l’histoire »(5). C’est le refus de cette prophétie qui avait conduit nos fondateurs à créer D&S. Et c’est leur prophétie qui était juste : la victoire du libéralisme n’a pas, au contraire, signé la fin des conflits et des tensions, ni a fortiori éliminé le caractère potentiellement tragique de l’histoire humaine si une forme de spiritualité ne vient pas en inspirer les acteurs et leur éthique de l’action.
Il y a plusieurs dates pour marquer la naissance de D&S (6): par exemple, le 3 juillet avec l’assemblée générale constitutive et l’adoption de la charte. Mais, la date de naissance officielle est celle de l’adoption des statuts par le Conseil d’administration élu en juillet, le 11 septembre 1993. Soit huit ans exactement avant l’attentat contre les twin towers, manifestation tragique de ce que les conflits n’avaient pas disparu et dans lequel d’autres (faux) prophètes ont vu la réalisation de leurs oracles sur le « choc des civilisations »(7). Là encore, nous avons tenu la ligne du « dialogue des civilisations », consubstantiel du « dialogue interconvictionnel » qui est un de nos quatre engagements fondamentaux(8). De là aussi notre volonté de développer, après le cycle d’attentats djihadistes commencé en janvier 2015, une pratique apaisée de la laïcité qui nous avait conduits en 2021 à proposer la création d’une Autorité indépendante chargée d’arbitrer les dilemmes du quotidien sur l’application des principes de la laïcité, appel que nous avons décidé de relancer après la façon désastreuse dont a été gérée l’affaire de l’abaya.
Revenons le 11 septembre 1993 : 20 ans auparavant le sinistre coup d’état du général Pinochet au Chili offrait aux disciples de Milton Friedman un premier laboratoire pour mettre en œuvre en grandeur réelle les politiques néo-libérales concoctées au sein du laboratoire d’idées de la société du Mont Pèlerin, avant qu’elles ne s’imposent à l’échelle mondiale après les élections successives de Margaret Thatcher au Royaume Uni et de Ronald Reagan aux Etats Unis. Depuis cinquante ans, ces politiques néolibérales, en voulant imposer les mécanismes de marché comme instance ultime de régulation des échanges entre les humains, ont démontré leur incapacité à construire une économie et une société plus humaines et respectueuses de notre habitat planétaire.
Car le point d’inflexion, au début des années soixante-dix, de ce cycle de Kondratieff (comme disent les économistes (9) commencé par « les Trente glorieuses »(10) a été aussi marqué par un autre événement que l’hégémonie économiciste et néolibérale a totalement éclipsé : la sortie un an auparavant du rapport au Club de Rome, « The limits to growth » (11), élaboré par Donella et Dennis Meadows (et Jorgen Randers), et paru, non pas le 11 septembre (c’est la limite des concordances d’anniversaire), mais le 1er octobre 1972. Malgré les moyens rudimentaires dont ils disposaient au regard de ceux d’aujourd’hui et la méconnaissance à l’époque de la question climatique, leurs prévisions et leurs projections -et non leurs prophéties-, ont été hélas confirmées depuis.
Depuis trente ans D&S ne cherche pas seulement à raisonner sur ces concordances comme le font les think tank, mais aussi à les laisser résonner en nous, comme nous y invite Hartmut Rosa (12). Cette résonance, c’est aussi l’ambition de la collection « Démocratie & Spiritualité » que nous allons inaugurer le 9 décembre à l’occasion de nos trente ans avec notre partenaire des Editions de l’Atelier et avec la sortie de deux premiers ouvrages consacrés l’un à l’expérience interconvictionnelle « Des raisons d’espérer » (13) et l’autre à la question environnementale « Dialoguer avec la terre »(14), ainsi que le lancement d’un troisième consacré à la question des rapports entre laïcité et spiritualité (15), et ce, autre anniversaire, le jour de la promulgation de la loi fondatrice de 1905.
Cette résonance c’est ce qui nous permet d’essayer d’apporter à un monde marqué par la mécanique des rapports de force, eux-mêmes contrebalancés par des mécanismes démocratiques qui ont parfois bien du mal à les réguler, ce supplément d’âme sans lequel il n’y a pas d’humanisation qui vaille.
Daniel Lenoir
1/ « Eudaimonia est un mot grec traduisant littéralement l’état de « bon esprit », et qui est généralement traduit par « bonheur » « ou le bien – être ». Dans le travail d’Aristote, eudaimonia était utilisé comme terme pour le plus grand bien humain, et c’est donc le but de la philosophie pratique, y compris l’éthique et la philosophie politique, de considérer (et aussi d’expérimenter) ce qu’il est vraiment, et comment cela peut être réalisé. C’est donc un concept central dans l’éthique aristotélicienne et la philosophie hellénistique ultérieure, avec les termes aretē (le plus souvent traduit par « vertu » ou « excellence ») et phronesis » (« sagesse pratique ou éthique »). » (Wiki)
2/ Usbek & Rica, 8 février 2017
3/ Décadactyle : Terme de zoologie. Qui a dix doigts (Littré)
4/ Du nom de l’émission de Jean-Noël Jeanneney sur France Culture depuis près de 25 ans. Cf. également du même auteur « Concordance des temps : dialogues radiophoniques », 2005
5/ Francis Fukuyama « La fin de l’histoire et le dernier homme », 1992
6/ Comme l’indique Patrick Brun « Comme la grande majorité des gestations humaines depuis que l’évolution nous a amenés au stade Homo Sapiens, la gestation de D&S a duré environ 9 mois du printemps 1993 à janvier 1994 » (« Démocratie & spiritualité en questions. Pour un vivre ensemble porteur de sens ». 2014, Document élaboré à l’occasion des vingt ans de D&S)
7/ Samuel P. Huttington « Le choc des civilisations », 1997
8/ Pour rappel les quatre engagements visés dans la charte et repris maintenant dans l’article 2 des statuts :
- Intériorité « S’efforcer de vivre de façon authentique et simple, en cohérence avec les exigences de son chemin intérieur. Cela peut être facilité par l’adoption d’une règle de vie personnelle, comportant à la fois travail sur soi, écoute de l’autre et partage avec les plus faibles. »
- Interconvictionalité. « Apprendre à connaître et respecter les autres formes d’expériences et de spiritualité que la sienne et faire de ce dialogue un support de son propre cheminement. »
- Proposition. « Participer, sous une forme ou sous une autre, à l’élaboration d’analyses et de propositions sur les sujets qui interrogent la relation entre démocratie et spiritualité. »
- Action. « Soutenir ou promouvoir, dans son activité professionnelle ou civique, des actions concrètes reposant sur une inspiration éthique ou spirituelle. »
9/ « Un cycle de Kondratiev est, dans un système économique capitaliste, un cycle de l’ordre de 40 à 60 ans aussi appelé cycle de longue durée. Mis en évidence dès 1926 par l’économiste Nikolai Kondratiev dans son ouvrage « Les vagues longues de la conjoncture », il présente deux phases distinctes : une phase ascendante et une phase descendante. » (Source : Wikipédia)
10/ Jean Fourastié « Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975 », 1979.
11/ Malheureusement traduit en français par « Halte à la croissance ». Voir la réédition « Les limites à la croissance (dans un monde fini). Le rapport Meadows, 30 ans après » L’écopoche, 2012 (traduction de la version de2004)
12/ Cf. « Résonnance », La Découverte, 2018. Ainsi que récemment « Pourquoi la démocratie a besoin de la religion », La Découverte, 2023
13/ Coordonné par Michel Ray
14/ Coordonné par Marie-Odile Terrenoire et Michèle Bernard-Royer
15/ Coordonné par Sébastien Doutreligne et Marcel Lepetit