Chronique de Bernard Ginisty du 20 septembre 2023
Jacques Julliard, qualifié par le philosophe et historien Marcel Gauchet de « dernier des grands éditorialistes français, de la lignée des Raymond Aron ou Jean-François Revel » (1) vient de disparaître à l’âge de 90 ans. Journaliste, universitaire, historien, syndicaliste, longtemps éditorialiste au Nouvel Observateur, il fut un des meilleurs analystes des évolutions de la gauche française. Dans un univers médiatique où s’étale une logorrhée journalistique redondante qui commente à n’en plus finir telle petite phrase ou tel événement censé exciter la vie quotidienne du lecteur ou du téléspectateur, ses ouvrages éclairent les fondements des crises que traversent nos sociétés.
Dans celui intitulé « Le choix de Pascal », il reprend les distinctions des « ordres » de Blaise Pascal. L’ordre des corps et de la puissance ne peut parvenir de lui-même au moindre mouvement de l’ordre de l’esprit. Mais, dit Pascal, tous les esprits mis ensemble ne peuvent égaler le moindre acte de l’ordre de la charité. Dans la langue de Pascal, la charité ne signifie pas seulement la bienfaisance, mais la situation métaphysique de l’être humain aux prises avec la grâce et le mal. C’est l’ordre le plus radical, celui où l’homme choisit de correspondre à la Grâce qui le fonde ou de la refuser. Tout en maintenant fermement les distinctions pascaliennes qui laissent chaque ordre à son autonomie et fonde la laïcité, Julliard nous dit qu’il est illusoire de faire de la politique si l’on n’admet pas que l’être humain peut choisir le mal. Et donc qu’il ne suffit pas de transformer institutions et structures pour que règne, comme naturellement, l’harmonie entre les hommes. Julliard ajoute : « Je crois fermement que le but final de toute société est de combattre l’injustice ; mais je crois non moins fermement que ce combat est un combat, non contre les seules contraintes extérieures, mais contre la nature humaine elle-même, telle qu’elle vit et prospère en chacun de nous » (2).
Finalement, ce que Julliard dénonce, c’est la sacralisation du politique. Après mai 68, beaucoup de déçus des religions se sont précipités dans le champ politique avec la même ferveur religieuse. A ceux-là, dont les lendemains, au lieu de chanter, ont eu souvent un goût amer, Julliard rappelle, après Pascal, que tout homme politique « a le strict devoir, surtout à la lumière de ce que l’on a vécu depuis deux siècles, de veiller à ne pas spiritualiser à bon compte le temporel ; à ne pas faire une religion séculière à partir des grands mouvements populaires » (3). Nous pourrons ainsi éviter de réduire l’espace public à des machineries institutionnelles qu’il suffirait d’améliorer en évitant notre responsabilité citoyenne.
Dans un autre ouvrage intitulé L’Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard analyse comment l’argent a dissout les trois éthiques constitutives de notre histoire occidentale : l’éthique aristocratique de l’honneur, l’éthique chrétienne de la charité, l’éthique ouvrière de la solidarité. Ces trois éthiques posaient le primat de valeurs collectives sur les intérêts purement individuels. Or constate Julliard, « L’argent a littéralement dynamité ces trois éthiques et la bourgeoisie a été l’agent historique de cette dénaturation des valeurs. Certes, pour que la société tienne ensemble, le monde bourgeois est bien obligé d’aller puiser dans le stock éthique des valeurs accumulées avant lui. Mais, comme le monde industriel actuel épuise sans les renouveler les ressources naturelles accumulées dans le sous-sol pendant des millions d’années, le monde bourgeois fait une effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables » (4).
Dans un entretien publié dans le mensuel Philosophie Magazine, Julliard revendique le devoir, pour l’intellectuel, de résister sans cesse à la pression majoritaire : « J’ai toujours aimé me confronter à des gens différents de moi ! En ce qui concerne Pascal, j’ai commencé à le lire vers 17 ans, et n’ai cessé de m’étalonner par rapport à lui depuis. Il fait partie de mes « 4 P » : Pascal, Proudhon, Fernand Pelloutier – un syndicaliste révolutionnaire [1867-1901], qui fait couple avec Georges Sorel – et Péguy. Simone Weil, découverte plus tardivement, synthétise pour moi ces quatre penseurs. Ce sont des non-conformistes, des inclassables. Tous sont capables de se saisir des problèmes de fond d’une manière totalement inattendue, jamais consonante avec la masse ou avec l’esprit de l’époque. Partout où ils sont passés, mes « 4 P » ont toujours été minoritaires – c’est pourquoi chaque fois que je me suis senti majoritaire, je me suis toujours demandé quelle bêtise j’étais en train de dire ou de faire ! » (5).
En 2014 il avait écrit un texte pour partager sa « rencontre bouleversante » avec Simone Weil. Il admire celle qui partagea beaucoup de combats militants sans s’enfermer dans l’idéologie. A son propos, il écrit : « En un siècle où la masse des clercs firent assaut de lâcheté devant diverses formes de totalitarismes, Weil fut avec Camus l’une des rares à ne pas trahir et à mériter le beau nom d’intellectuelle » (6). Jacques Julliard partage ce mérite.
- Marcel GAUCHET : Le dernier des grands éditorialistes français, in hebdomadaire Marianne, 14-20 septembre 2023, page 47
- Jacques JULLIARD : Le choix de Pascal, éditions Desclée de Brouwer, 2003 page 296
- Id. page 314
- Jacques JULLIARD : L’Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, éditions Flammarion 2008, page 30.
- La comédie du pouvoir : entretien avec Jacques JULLIARD, Philosophie Magazine, Hors-série n°42 : Blaise Pascal, l’Homme face à l’infini, 2019
- Jacques JULLIARD : Le choc Simone Weil, éditions Flammarion, 2014, cité in Marianne, op.cit., page 51