Après la jungle, le long chemin vers l’intégration.(1)
Évacués de la jungle, ils sont douze dans un des autocars de Calais qui ont été envoyés dans les campagnes. L’un d’eux arrive à l’aube dans un petit bourg aux pieds des Pyrénées. À la mairie douze bénévoles les attendent aux côtés du maire du village. Ceux-ci vont les suivre pendant deux ans avec pour mission de leur apprendre le français, bien plus, de les acclimater, de les protéger des chausse-trappes de notre société et de les guider dans notre culture. Patricia Rieffel, l’auteure, est l’une des leurs.
Les migrants viennent du Soudan, de l’Erythrée ou du Tchad. Le livre, inspiré du journal de Patricia, rend compte de leur courage, de leur soif d’apprendre et de leur détermination. Ceci pour l’histoire qui va les conduire sur la voie de l’acquisition d’une carte de résident en tant que réfugié et d’un travail leur permettant de voler de leurs propres ailes dans leur nouveau pays loin de leur famille : « Le jour où ils ont vu leur mère pour la dernière fois est pour eux l’An zéro. Depuis lors, les mois qui passent marquent au fer rouge leur absence au monde. Ils sont hors la vie, hors la mort, quelque part entre les deux. »
Patricia éprouve de l’intérieur leur souffrance mais sans compassion car ce qu’elle ressent, est plutôt de l’ordre d’une immense admiration pour ces hommes qui ont frôlé la mort et ont surmonté tous les dangers : « Nous voyons bien qu’ils ont crié lorsqu’ils se sont jetés dans la mer sans savoir nager, les cicatrices de leur cri sont encore visibles partout où leur visage prend la lumière. » C’est par bribes que les bénévoles reconstituent leur récit : « Ensuite l’avion qui a les ailes qui tournent est arrivé. Puis le gros bateau. Quelqu’un m’a donné la main ». …Ils ne se sont jamais rendu compte qu’ils étaient courageux.
Patricia se scandalise des tracas administratifs qui font obstacle à leur quête d’une normalité quotidienne. Ils ne pourront pas jouer au foot sur le terrain du village car n’ayant pas de papiers, ils ne peuvent pas être assurés. Malsain ou plutôt dérisoire, le passage par la confection du dossier de demande d’asile qui consiste à répertorier toutes les actions témoignant de leur volonté de s’intégrer. Vendanges : un jour ; tri des vêtements à la Croix rouge : quinze jours ; nettoyage des toilettes à la jungle de CALAIS : sept mois.
Loin des lieux comme les marchés où on les dévisage avec des regards méfiants – « Ah ! Les voilà les fameux migrants de Calais » -, la médiathèque offre un abri où ils peuvent même écouter de la musique de leur pays. Patricia renouvelle son regard sur son environnement familier à travers les yeux de Rashad, Abdelaziz et Sadeq. Ils ont besoin de chaussures et vont à Décathlon. « Il y a trop de rêves en ce lieu dont il faut se méfier ». C’est indécent. Le ton est au drame : « Quelles chaussures pour marcher d’un pays à l’autre, quelle semelle pour s‘enfuir en courant devant ceux qui haïssent la couleur de votre peau ? » La litanie se poursuit mais pour l’heure, ils craignent surtout de perdre leurs muscles. Leur corps a tenu bon alors qu’ils sautaient par-dessus les murs, qu’ils ont plongé dans la mer, dormi dans la jungle. Aujourd’hui, tout repose sur le système : « s’inscrire, s’enregistrer, signer des papiers ». En pleine fleur de l’âge, leur corps ne peut plus rien pour eux.
Dans les visites, l’intérêt des migrants pour la liste des morts pour la France inscrits sur les monuments aux morts surprend les bénévoles. Ils ont du mal à croire qu’il y eut une telle hécatombe en France : « Derrière chaque nom, des jeunes hommes d’à peine vingt ans, leurs frères dans le malheur ». Ils s’identifient.
Bon an mal an, ils ont tous – sauf un – obtenu des papiers et ont trouvé du travail et un logement. Sadeq enchaîne les missions d’intérim dans le BTP. Salil est employé à la mairie pour nettoyer les parcs et jardins et les toilettes publiques, Abel est agent d’accueil dans le métro à Lyon, Garang, l’ancien journaliste, est réparateur de vélo. Mahjoub a intégré une formation de chaudronnerie. Un peu moins de la moitié des migrants est resté en contact avec les bénévoles. Les liens d’amitié tissés pendant ces deux ans perdurent et se sont confortés. On sent que l’échange en fin de compte s’est fait d’égal à égal autant profitable pour les bénévoles que pour les migrants.
C’est un beau livre que celui de Patricia Rieffel. Il raconte avec une écriture infiniment poétique le glissement de ces damnés de la terre vers une humanité plus douce où l’entraide est la base.
Marie-Odile Terrenoire
1/ Patricia RIEFFEL, Après Calais. Respiration, Chambre d’échos mars 2023