Stéphane Hessel et Edgar Morin. L’un est parti il y a 10 ans, il avait 96 ans. L’autre vient de fêter ses 102 ans. Deux frères de légendes, deux figures morales dont les parcours se croisent et se ressemblent. L’un était diplomate et l’autre sociologue et philosophe. Nés au début du XXème siècle, – 4 ans les séparent – ils ont vécu la montée du nazisme, la barbarie qui a déferlé sur l’Europe avec ses 50 millions de victimes, les camps de la mort où ont péri 6 millions de juifs, des Tziganes, des Slaves, des opposants politiques et d’autres encore, sans parler de l’explosion de la bombe atomique venue clore la guerre mondiale.
A peine entrés dans l’âge adulte, ces deux-là s’étaient engagés dans la Résistance. Ils n’ont cessé toute leur vie de s’impliquer, toujours à gauche, dans la vie collective et politique.
Alors que Démocratie & Spiritualité publie d’ici la fin de l’année un livre consacré Aux raisons d’espérer, j’ai voulu comprendre en lisant leurs derniers livres (1) comment ces deux hommes ayant vécu tant de désastres et de déceptions durant leur vie et si conscients de l’horizon menaçant pour l’espèce humaine de ce début du XXIème ont pu ensemble écrire un livre intitulé Le chemin de l’espérance (2). Tous deux sont athées(3). Où et comment ont-ils puisé cette confiance dans l’avenir ?
D’un père écrivain et juif (converti au christianisme) et d’une mère peintre et mélomane, Stéphane naît à Berlin en 1917. Ceux qui connaissent l’histoire du film Jules et Jim (4) savent que François Truffaut met en scène un ménage à trois formé de sa mère Helen, son père Franz et Henri-Pierre, ami de son père et amant de sa mère. La manière dont Stéphane Hessel en parle dans son livre autobiographique qui vient d’être réédité (5) dit bien la gentillesse et la bienveillance avec laquelle Stéphane regarde le monde qui l’entoure. Il gardera de son éducation une passion pour la poésie. C’est en 1924 que la famille s’installe à Paris. Stéphane, allemand de naissance, obtiendra sa naturalisation en 1937. Emprisonné dans un camp d’officiers en juin 1940, il s’évade pour Londres et rejoint le général de Gaulle en mai 1941. Deux ans plus tard il est recruté par le BCRA (6) puis, en 1944, part clandestinement en mission de renseignement en France sous le nom de « Greco ». Il sera arrêté par la Gestapo et envoyé successivement dans trois camps : Buchenwald, Rottleberode et Dora d’où il réussit à s’évader.
« Le motif de la résistance, c’est l’indignation ». Ces années de résistance ont servi de socle à son engagement politique.
C’est dans cet esprit, que dès 1945, il entame une longue carrière dans la diplomatie qui commence par un poste aux Nations unies où il participe à la rédaction de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Ses nombreuses fonctions de médiateur le conduisent à sillonner l’Afrique et à se spécialiser dans la coopération multilatérale jusqu’à sa retraite.
Proche de Pierre Mendès-France, il a fondé le club Jean Moulin en 1958 avec Daniel Cordier avec déjà l’idée de perpétuer l’esprit de résistance avant qu’en 2010, il réitère cette antienne qui lui est si chère dans le petit livre Indignez-vous ! (7)qui s’est vendu à 4 millions d’exemplaires et a été traduit en 34 langues.
Edgar Morin, (8) né Nahoum nait à Paris en 1921. Ses parents immigrés sont juifs originaires de Salonique :
« Je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-Patrie »(9).
Solidaire avec l’Espagne républicaine, Edgar Morin rejoint en 1938 un parti antifasciste et pacifique, le Parti frontiste, « un groupuscule » comme il l’appellera plus tard. C’est en 1942 qu’il rejoint la Résistance communiste. Adhérent du Parti communiste, il en sera exclu en 1951. Opposé à la guerre d’Algérie, il n’hésita pas cependant à dénoncer les crimes du FLN contre les partisans de Messali Hadj, les pionniers de la lutte anticoloniale algérienne.
Directeur de recherches au CNRS, il a su transcender les frontières disciplinaires. Promoteur du concept philosophique de la « complexité », Il a publié une centaine d’ouvrages dont, en 2022 un livre intitulé Réveillons-nous ! (10) qui fait écho au petit opuscule à succès de Stéphane Hessel.
Qu’est-ce qui rassemble ces destins parallèles ? En quelques mots seulement. Leur amour des femmes et de l’amour conjugal en fait partie. La fierté de leur passé immigré, et même métissé, couplée à leur attachement immense à la France comme pays de reconnaissance personnelle fut fondatrice pour eux. Leur référence répétée à la Résistance et au CNR me touche tout particulièrement pour des raisons familiales (11). Il faut y ajouter leur amour de la poésie ferment de bonheur et de malheur qui « permet de résister à la prose de la vie qui nous envahit de tous côtés – avec son lot de quantification, de calcul, de profit, d’asservissement à des règles de plus en plus contraignantes –et de trouver la poésie de sa propre vie. » (12)
Tous deux ont fustigé avec d’autant plus de vigueur qu’ils étaient fiers de leur ascendance juive la politique israélienne de colonisation dans les territoires occupés de Palestine. Tous les deux, au printemps 1996, se sont retrouvés dans le même collège des médiateurs fondé à l’initiative d’Ariane Mnouchkine pour défendre la cause des « sans-papiers » menacés d’expulsion alors qu’ils cherchaient à être régularisés. Cette liste de points communs n’est pas exhaustive…
Leur réputation dépasse les cercles professionnels et partisans. Ils en usent avec détermination pour faire passer un message d’humanisme universel.
Qu’en est-il donc de cette espérance, « la violente espérance » selon le mot de Stéphane Hessel qu’à contrario il appelle aussi « l’espérance de la non violence » ? Quelle espérance alors qu’on assiste à l’effritement des conquêtes de la Résistance tant mis au pinacle par nos deux auteurs : les retraites, la Sécurité sociale, une presse libre, etc. ?
Le début du livre (13) qu’ils ont coécrit appelle plutôt à la désespérance : « Nous devons prendre conscience que nous partageons une communauté de destin planétaire ; toute l’humanité subit les mêmes menaces mortelles qu’apportent la prolifération des armes nucléaires, le déchaînement des conflits ethnoreligieux, la dégradation, le cours ambivalent d’une économie mondiale incontrôlée, la tyrannie de l’argent, la conjonction d’une barbarie venue du fond des âges et de la barbarie glacée propre au calcul technique et économique. Toute l’humanité, qui a subi la barbarie des totalitarismes au XXème siècle, voit désormais fondre sur elle l’hydre du capitalisme financier et, en même temps, déferler toutes sortes de fanatismes et de manichéismes ethniques, nationalistes, religieux. L’humanité tout entière est confrontée à un ensemble entremêlé de crises qui, à elles toutes, constituent la Grande crise d’une humanité qui n’arrive pas à accéder à l’Humanité. »
Après cette diatribe tous azimuts, où vont-ils donc chercher matière à espérance par rapport à la pauvreté croissante, le dérèglement climatique ; les menaces sur la démocratie, la guerre, la montée de l’extrême droite et à la droitisation de l’opinion…
La remarque qui suit dans leur livre porte sur les paroles de la Marseillaise. Elle ne manque pas d’un certain humour. Négligeant les mots guerriers du début (L’étendard sanglant est levé), c’est au onzième et douzième couplet que nos deux amis trouvent des mots réconfortants pour l’avenir de la « Terre patrie » qui font écho au programme du CNR et à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : La France sous les lois de l’égalité s’étendra sur tout l’univers.
L’optimisme de rigueur comme parti pris est-il conforté par les pages qui suivent ? « L’impuissance du système planétaire à traiter les problèmes vitaux qu’il génère le condamne à la désintégration ou à la régression, à moins qu’il ne réussisse à créer les conditions de sa métamorphose, celle qui le rendrait capable à la fois de survivre et de se transformer. Notre système planétaire est condamné à la mort ou à la métamorphose. »
Quelles sont ces conditions ? C’est une prise de conscience de notre « communauté de destin » (la Terre patrie) qui engloberait et respecterait les patries tout en dépassant les souverainetés des Etats-nations. « Il faut savoir mondialiser et démondialiser ».
« Il faut substituer à l’impératif unilatéral de croissance (un « crétinisme économiste ») un impératif complexe de ce qui doit croître et aussi de ce qui doit décroître. » Ils énumèrent alors les facteurs qui matérialisent dans notre économie ce qui est néfaste ou ce qui est porteur pour « sauver notre Terre-mère ». La liste est longue dont la plus connue de tous est la diminution drastique des énergies fossiles.
La solution, écrivent-ils, passe par « une politique de civilisation » qui implique de garder l’humanisme démocratique tel qu’il s’est développé en Europe occidentale et d’y intégrer « l’apport moral et spirituel d’autres civilisations, notamment celui des sagesses asiatiques ». Opérons « la synthèse du meilleur des civilisations. » Ils prônent ainsi une réelle gouvernance mondiale pour régler les problèmes vitaux de la planète.
Le chapitre 2 de ce petit livre de 61 pages est intitulé « une politique pour la France ». Il se présente comme un programme de gouvernement (14) couvrant tous les domaines de la vie sociale ou, en tout cas, comme un guide des priorités pour les politiques publiques qu’ils appellent « La politique du bien vivre ». Le contexte de la campagne électorale présidentielle de 2012 explique sans doute cette liste formelle de recommandations. Pour autant que je puisse en juger, leurs propositions avec des objectifs qui allient préoccupation écologique et progrès social ressemblent à celles du « Pacte du pouvoir de vivre » initié par la CFDT et auquel ont adhéré de nombreuses organisations dont le Pacte civique, sœur jumelle de Démocratie & spiritualité.
Personnellement, ces grands desseins auxquels j’adhère ne suffisent pas à me départir de la morosité due à cette dégradation générale abondamment versée par l’actualité tant nationale qu’internationale. L’angoisse de l’avenir est récupérée par des adversaires de toujours, ceux qui prônent le repli sur soi et la thèse de l’inégalité naturelle entre les hommes. Ceux-là gagnent du terrain. C’est terrible.
Comprendre. Où et comment dans leur longue vie Stéphane et Edgar ont-ils puisé cette confiance affichée dans l’avenir ? J’ai préféré pour le comprendre m’écarter de ce que d’aucuns considèrent comme des bons sentiments empreints d’un certain manichéisme et de propositions idéalistes. Le récit autobiographique de leur engagement et de leur carrière m’est plus instructif car si on les lit attentivement, on y trouve l’examen minutieux de leurs échecs et de leurs erreurs qui ne les ont pas empêchés d’avancer sur une même voie, une forme de logique de petits pas avec des avancées et des reculs. Ils ne se sont pas découragés.
Stéphane Hessel, haut fonctionnaire international, raconte sans amertume que la plupart de ses rapports ont fini dans des tiroirs. De poste en poste, de mission en mission, il dit son combat pour rompre le lien post-colonial de la France par toutes sortes de médiations et un effort constant pour que s’imposent des réformes institutionnelles (15) allant dans ce sens. En 1981, se croyant près du but car nommé délégué interministériel pour la coopération et l’aide au développement dans ce premier gouvernement de gauche après la guerre, une simple nomination de complaisance décidée au sommet de l’Etat sans qu’il l’ait vue venir fait capoter son projet. Défendant la thèse d’un désengagement à Mayotte, il conclut « mes propositions n’eurent pas plus de chances ». Il parle de la « triste histoire » de ses tentatives « pour sortir mon pays des embourbements en Afrique » et de son désir renouvelé « d’en faire le partenaire lucide et efficace des peuples du Sud ».
Sa conclusion est modeste. « Il n’y a pas de médiation réussie. Mais chacune, par son échec même, ouvre la voie à une autre, plus large, qui va échouer à son tour. C’est par leur enchaînement inlassable que s’écrit l’histoire courageuse de notre espèce. »
D’après sa fille Anne Hessel, Stéphane pensait que les pessimistes ont toujours tort et qu’il ne faut jamais penser que « c’est foutu ».
Une fois encore, j’ai envie de faire le parallèle avec Edgar Morin. Je n’ai pas lu Leçons d’un siècle de vie, ouvrage paru en 2021, mais Encore un moment paru il y a un peu plus d’un mois en juin 2023. Les erreurs politiques de ses engagements précoces ont-elles contribué à le conduire à théoriser la complexité ? Probablement : « La lutte contre l’erreur apporte des informations diverses et contradictoires. Mais elle ne se borne pas à la vérification des faits. Elle suppose la volonté cognitive de respecter la complexité des phénomènes humains, sociaux et historiques /…/ afin d’éviter les thèses unilatérales. »(16). Edgar Morin sait dire que l’on peut se tromper et que ce n’est pas grave si l’on s’en rend compte : « Vivre, c’est naviguer dans un océan d’incertitudes en se ravitaillant dans des îles de certitudes. Il reconnaît ainsi volontiers qu’il a eu tort d’être pacifiste avant la Seconde guerre mondiale puis stalinien après. « Que d’inconsciences, d’erreurs et d’horreurs ont été commises en croyant servir le genre humain »(17). L’exercice du doute, le scepticisme est inséparable d’une exigence cognitive.
Rien n’est jamais joué pour Edgar Morin. Il mise sur l’improbable comme cela s’est produit en mars 1968 alors que Pierre Viansson-Ponté, avait écrit en gros titre dans Le Monde une semaine avant l’étincelle de Nanterre : « Quand la France s’ennuie ». « L’espérance est dans l’improbable, écrit-il p. 128. Les grands événements positifs de l’Histoire humaine étaient imprévisibles au moment où ils sont survenus. Morin cite, entre autres, la victoire d’Athènes sur les Perses en 490-480 avant notre ère et la naissance de la démocratie, plus récemment l’effondrement de l’empire hitlérien en 1945 et l’effondrement de l’empire stalinien en 1989.
La capacité d’indignation réunit Hessel et Morin ainsi que la peur d’une nouvelle catastrophe : « Nous sommes dans un combat formidable entre solidarité et barbarie »(18). Leur attachement commun au programme du CNR et à l’immédiat après-guerre vient de leur conviction qu’il faut penser l’avenir au plus fort de la crise : « On ne peut rétablir confiance et espérance que si l’on indique une voie nouvelle » (19). Résister, c’est créer.
Leur espérance n’est pas l’espérance apocalyptique d’une lutte finale, c’est l’espérance née d’une lutte quotidienne et courageuse envers et contre tout. Il faut de l’espoir pour se battre et envisager de gagner. La pire des attitudes est l’indifférence. « Indignez-vous ! » proclamait Stéphane Hessel, le vieux résistant de 93 ans, avec son manifeste de vingt pages. Les acquis de la Résistance sont en danger. La résistance reste un devoir permanent. Résister, c’est agir. La préférence pour la non violence n’exclut pas la lutte contre les pouvoirs en place, bien au contraire. Le 17 mai 2009, sur le plateau des Glières, Stéphane Hessel n’hésitait pas à affirmer qu’il faut préférer la légitimité des valeurs à une légalité défaillante !
Chapeau Messieurs ! pour votre courage et votre goût de la vie à un âge où l’on n’a habituellement plus de raison d’espérer en l’avenir. A 102 ans, Edgar Morin « regrette de ne pouvoir savoir ce qui va sortir de la conjonction des énormes crises que subit aujourd’hui l’humanité. » Il écrit : « Je vais partir en plein suspense historique » !!
Marie-Odile Terrenoire, le 8 septembre 2023
1/Stéphane HESSEL Danse avec le siècle. Seuil 1997. Edgar Morin Leçons d’un siècle de vie, Denoël, 2021. Stéphane HESSEL, Indignez-vous ! Indigènes éditions, 2010, Edgar MORIN, Encore un moment, Denoël, 2023
2/ Stéphane HESSEL, Edgar MORIN, Les chemins de l’espérance, Fayard, 2011.
3/ J’ai lu qu’Edgar Morin se qualifiait « d’incroyant radical » et que Stéphane Hessel avait déclaré : « Je suis, par chance ou par malchance, un athée ». Ce à quoi il faut ajouter que tous deux étaient parfaitement respectueux de tous ceux qui croyaient à une transcendance
4/ Adaptation du roman de Henri-Pierre Roché.
5/Stéphane HESSEL Danse avec le siècle. Seuil 1997, p. 19
6/Bureau central de recrutement et d’action
7/ Stéphane HESSEL, Indignez-vous !, Indigènes éditions, 2010
8/ « Lors d’une réunion de résistants à Toulouse, le jeune Edgar Nahoum s’est présenté sous le nom d’Edgar Manin, en référence au personnage de Malraux dans La Condition humaine. Mais une camarade avait compris « Morin » et il n’avait pas cherché à rectifier » (cf. Wikipedia)
9/ Edgar MORIN, Leçons d’un siècle de vie, Denoël, 2021.
10/ Edgar MORIN, Réveillons-nous !, Paris, Éditions Denoël, 2022
11/Car mon père, Louis Terrenoire, résistant, fut secrétaire du CNR en 1943 avant d’être déporté à Dachau en mars 1944
12/ Edgar MORIN, France culture : « On n’a pas trouvé le sens de notre destin commun », Mardi 10 septembre 2019
13/ Ibid, p. 7
14/ Ecrit en octobre 2011 pendant la campagne électorale des présidentielles de 2012
15/ Notamment une restructuration ministérielle
16/ Edgar MORIN, Encore un moment, p. 32. Denoël
17/ Ibid. p. 38
18/ Ibid. p. 128
19/ Edgar Morin, « L’alarme d’Edgar Morin », dans Médiapart le 23 août 2013