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3L198 L’Amour ou le Pouvoir ? par Patrick Viveret

L’Amour ou le Pouvoir ? 

On retrouve dans l’histoire politique et religieuse cette question qui renvoie sur le plan théorique aux visions contradictoires de Thomas d’Aquin et Machiavel sur l’origine et la nature du politique. Est il expression de l’Amour (ou de la Charité mais pour Thomas comme pour Paul c’est la même chose) comme le défend St Thomas ou n’a t il, comme seul référent, que celui de sa conquête et de sa conservation comme le prône Machiavel (l’éthique étant pour lui de l’ordre des moyens et non des fins) ?

Cette contradiction est aussi au cœur de la tradition chrétienne puisque la demande  adressée à Jésus par ses disciples, et plus largement par le peuple juif, est d’être le roi d’Israël, le messie venant le sauver de la domination romaine. Or, Jésus refuse cette demande à la fois sur le plan politique mais aussi sur le plan religieux . Ainsi, en matière de  métamorphose dans l’ordre spirituel, c’est certainement le christianisme qui réalise le bouleversement  le plus important à travers la figure théologique de I’incarnation d’un Dieu se faisant homme . Et pas n’importe quel homme ! Non un roi puissant et riche mais un homme né dans la pauvreté et mort d’une manière infamante pour son époque.

La représentation traditionnelle des dieux du polythéisme ou de Dieu du monothéisme , avait  pour point commun d’exprimer une posture dominatrice  du Divin tant par rapport à la nature qu’aux êtres humains. Et ces derniers, inférieurs aux dieux,  se pensaient dominants par rapport à la nature et aux autres êtres vivants. Le passage au dieu unique du monothéisme va radicaliser cette posture à travers l’idée d’un Dieu tout à la fois Unique et Tout Puissant.  Or, le personnage de Jésus se situe aux antipodes de cette représentation. C’est vrai de sa naissance comme de sa mort . Quant à sa vie, c’est l’histoire d’une promesse déçue par rapport à ce que ses contemporains attendaient de lui tant sur le plan politique que religieux. Ils le voyaient  comme un « messie » , c’est-à -dire un un chef tout à la fois politique et religieux qui allait libérer Israël de l’occupation romaine. Il refuse ce rôle, prétend que son royaume n’est pas de ce monde et instaure une séparation des plans spirituels et politiques en demandant que l’on « rende à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».  Sur le plan proprement religieux on attendait de lui qu’il se comporte comme un être surnaturel capable de faire des miracles et d’envoyer ses anges face à ses adversaires. Or il se laisse arrêter, n’envoie pas ses anges, refuse que Pierre le défende par les armes, accepte de mourir sur La Croix. Quant aux miracles, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’en est pas friand. S’il est une permanence dans les évangiles c’est la réticence de Jésus par rapport à ses disciples qui lui demandent de faire des miracles. Ceux qu’il fait ne relèvent pas de la magie surnaturelle mais de de la révélation que ce qui est proprement miraculeux c’est la puissance créatrice de l’Amour. C’est ce qu’a bien montré Françoise Dolto dans « l’Évangile au risque de la Psychanalyse ».

Le seul véritable miracle qu’il propose, c’est celui de l’Amour qui tourne le dos à  la puissance dominatrice pour se tourner vers  la puissance créatrice. L’Évangile de la Samaritaine est éloquent à cet égard.

Jésus devient le Christ et donc (re)devient Dieu en réalisant une véritable métamorphose spirituelle : le Dieu qu’il va désormais personnifier  n’est plus le Dieu du Pouvoir dominant de la toute-puissance de l’ancien testament mais le Dieu  de la puissance créatrice, le dieu d’Amour du nouveau testament qui, du point de vue de la puissance dominatrice se révèle être un dieu faible, un dieu fragile dont Etty Hillesum pourra dire, alors qu’elle est elle même aux portes de la mort en camp de concentration, qu’il nous faut « aider Dieu » ! .

Certes cette émergence de la figure christique doit beaucoup à une conversion qui constitue elle-même une  forme de métamorphose . Cette conversion, c’est celle de Saül devenant Paul. C’est en effet la vision de Paul sur le chemin de Damas  entendant Jésus lui dire « Saül, Saül pourquoi me persécutes-tu ? » qui opère en lui ce bouleversement radical  le conduisant à devenir en quelque sorte le premier des chrétiens et à proclamer la bonne nouvelle d’un Jésus ressuscité . Mais ce bouleversement  dans la représentation de Dieu, cette métamorphose est tellement subversive que la plupart des religions, y compris des religions abrahamiques venue du même terreau historique et spirituel à savoir l’Islam et le Judaïsme, ne vont pas supporter cette rébellion à l’égard du Dieu de Toute Puissance ; cette rébellion qui conduira Christiane Singer à définir le christianisme comme un « athéisme Aimant ».

Ainsi, au cœur même de ce que l’on va nommer  « christianisme », il y aura  refus de ce bouleversement et retour à  la représentation du Dieu traditionnel de puissance dominatrice. Le Dieu de Constantin, c’est en effet le Dieu qui aide à la victoire militaire, c’est le Dieu de la Puissance suprême, tout à la fois religieuse, politique et militaire dont l’Empereur est le représentant sur Terre. Ce n’est pas par hasard si Constantin se déclarera dans cette perspective « souverain Pontife » et qu’il intimera aux évêques de son temps, en butte à des querelles théologiques sur la nature de Jésus , d’unifier l’église autour d’un credo très politique qui commence justement par « je crois en Dieu tout Puissant ». C’est aussi pourquoi  l’histoire de la papauté sera, le plus souvent,  l’histoire   du cumul du pouvoir politique et religieux aux antipodes du renversement opéré par Jésus entre le Dieu de domination et l’énergie divine de l’Amour.

La Croix est alors , dans la métamorphose chrétienne, la figure par excellence de la chrysalide : elle exprime le passage par le chaos et par la mort. Mais cette mort n’est pas celle du néant. Elle devient  passage, métamorphose pascale et  source de nouvelle vie. Le personnage de Jésus crucifié et ressuscité va alors incarner ce bouleversement. Il est significatif à cet égard que l’Islam qui fait de Jésus une figure centrale du Coran comme « Esprit de Dieu »,  supérieur même au Prophète,  ne peut supporter l’idée de sa mort sur La Croix. L’Islam imagine donc « une ruse d’Allah » pour permettre à Jésus de monter aux cieux sans passer par la mort. Dieu dans sa toute puissance est ainsi sauvé. On peut dire que « la mort de Dieu » est un morceau trop difficile à avaler pour l’Islam. L’ambivalence musulmane entre le Dieu de miséricorde et le Dieu de domination trouve là, à mon avis, sa source. C’est toute la différence entre l’idée de « Soumission » et celle de « Reddition à l’Amour » de la tradition soufie bien exprimée dans « le Traité de l’Amour » d’Ibn Arabi ou dans la figure de Rabiah souvent dénommée « la Marie Madeleine de l’Islam » qui plaçait, elle aussi , l’amour au cœur du message divin. On raconte ainsi qu’elle portait une torche et un seau et, lorsqu’on lui posait la question des raisons de cet étrange appareillage, elle répondait : c’est pour incendier le paradis et inonder l’enfer. Ainsi, quand vous cesserez d’honorer Dieu par calcul (pour aller au paradis) ou par crainte (d’aller en enfer) vous pourrez enfin commencer à l’aimer !

Dans le christianisme  cette graine semée par Jésus  est nourrie par deux personnages qui, tous deux, vont s’opposer à la figure de Pierre : ce sont Marie Madeleine et Paul. Elle va se révéler  tellement féconde que, malgré les régressions superstitieuses et dominatrices qui marqueront régulièrement le fait religieux chrétien, on va voir régulièrement resurgir cette figure à travers l’expression significative de « retour aux sources évangéliques ». Des figures telles Claire et François d’Assise, de grandes mystiques féminines associant dimension mystique et érotique (de Thérèse d’Avila à Soeur Emmanuelle), celles de  Martin Luther King, ou, plus près de nous,  de papes tels Jean XXIII ou  François, en témoignent après beaucoup d’autres, notamment de femmes (Simone Weil ou Etty Hillesum par exemple) souvent méconnues par l’histoire patriarcale du catholicisme .

Au passage c’est l’idée même de la mort qui subit une véritable métamorphose. Ce n’est pas en effet la mort comme constituant le contraire de la vie mais la mort comme comme « sculpture du vivant » (pour reprendre la belle expression de Jean Claude Ameisen qui apparaît.  C’est l’Amour inconditionnel et non le Tout Pouvoir dominant qui devient  la force déterminante, le pouvoir dominant étant lui voué à la mort par néantisation là où l’Amour est lui source de renaissance et même de Résurrection.

 

C’est à travers chacun de nous que la vie s’oppose à l’inhumain »

Constantin Sigov, philosophe ukrainien

Patrick Viveret

A propos Régis Moreira

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