Eliane Fremann évoque le poète et peintre ukrainien Taras Chevtchenko (1814 – 1861) dont les poèmes sont d’une dramatique actualité.
Écrivain du XIXe siècle, siècle de l’insurrection des peuples, de l’aspiration à l’indépendance et de la redécouverte des racines nationales, Taras Chevtchenko partage avec Victor Hugo d’avoir concilié, à la même époque, un idéal romantique de liberté avec une conscience politique sans faille.
Peu connu en France, Taras Chevtchenko naît serf en 1814, dans une famille de paysans du sud de Kiev, une région qui fait alors partie de l’empire russe. Orphelin à 11 ans, repéré pour son talent de dessinateur, Il est racheté à son propriétaire par deux des plus grands artistes de l’époque et affranchi à l’âge de 24 ans. Il s’inscrit aux Beaux-Arts de St Pétersbourg, entre dans le cercle des intellectuels de la ville et découvre à leur contact la richesse de sa culture natale et le passé ukrainien. Son premier recueil de poésie, Kobzar, publié en 1840, exalte l’Ukraine, son âme, son peuple, sa terre et appelle à la révolte, à la lutte contre l’oppresseur russe, ; ce recueil fait l’effet d’un électrochoc dans la communauté culturelle ukrainienne et marque le début d’une nouvelle conscience nationale.
Il dessine et peint, continue d’écrire et adhère en 1846 à la Confrérie de Cyrille et Méthode dont les objectifs sont l’abolition du servage et des privilèges de la noblesse, la promotion de la liberté de croyance, de pensée et d’expression, et plus globalement la libération de toutes les nations slaves au sein d’un Etat fédéral. En avril 1847, en raison de ses écrits subversifs, il est arrêté et condamné par le tsar à servir comme soldat aux confins de l’empire dans les steppes kazakhes. Nicolas Ier donne l’ordre personnel de lui interdire d’écrire et de dessiner, ce qu’il continue à faire en cachette. Au bout de 10 ans d’exil en mer Caspienne et d’emprisonnement entre 1847 et 1857, il est gracié et renvoyé à Saint-Pétersbourg, sous surveillance policière. À la fin de sa vie, il confectionne un alphabet ukrainien qu’il diffuse à ses frais dans son pays. Il a largement contribué à définir la langue ukrainienne d’aujourd’hui en reliant la langue populaire, parlée et la langue littéraire, écrite. Il meurt en exil en 1861, année de l’abolition du servage en Russie. Dans ses 47 ans de vie, il n’aura vécu que 9 ans en liberté. Il est inhumé en Ukraine, sur une colline surplombant le Dniepr, et ses funérailles sont suivies par 60 000 personnes.
« Il promet que c’est la vérité qui l’emportera, nous dit Iryna Dmytrychyn historienne, traductrice et spécialiste de l’Ukraine à l’INALCO. Seul le combat juste doit être mené, mais en plus, seul ce combat peut être gagnant. C’est en cela que dans le contexte de l’agression russe aujourd’hui, cette mobilisation de Chevtchenko est opérante. Parce que non seulement, il appelle à ne pas accepter une domination, mais en plus, il nous promet qu’au final, le combat pour la justice gagnera. »
Auteur d’une œuvre dense et engagée, grand peintre et dessinateur, Chevtchenko est considéré en Ukraine comme un héros et un symbole national de résistance face à l’oppression. Son héritage, intemporel, est repris à chaque soulèvement populaire, sur la place Maïdan à Kiev, contre l’occupation de la Crimée par la Russie en 2014, année du bicentenaire de sa naissance, ou aujourd’hui face aux chars de Vladimir Poutine. Il existe de nombreux monuments en son honneur dans tout le pays. L’université de Louhansk porte son nom tout comme la principale université ukrainienne à Kiev, depuis 1939. Il est célébré par les Ukrainiens chaque 9 mars.
L’œuvre poétique complète de Chevtchenko compte 248 titres ; le premier recueil Kobzar, du nom de ces chanteurs et troubadours itinérants qui ne se séparent jamais de leur Kobza, une sorte de luth, ne comptait en 1840 que huit grands poèmes lyriques et narratifs en partie censurés alors. Il a été réédité en mai 2022 dans sa version complète, restituée après la proclamation d’indépendance de l’Ukraine en 1991.
Extraits du poème “Caucase”, écrit en 1848 et traduit en 1964 par le poète Eugène Guillevic :
“Un massif montagneux entouré de nuages,
Tout couvert de chagrin, tout arrosé de sang.
Depuis les temps immémoriaux
Un aigle y châtie Prométhée,
Chaque jour lui frappe les côtes
Chaque jour lui brise le cœur.
Il le brise mais ne peut boire
Le sang vivant- le sang revit
Et de nouveau se met à rire.
Notre âme ne peut pas mourir,
La liberté ne meurt jamais.
Même l’insatiable ne peut
Pas labourer le fond des mers,
Pas enchaîner l’âme vivante,
Non plus la parole vivante…”
Aujourd’hui, plus de 1000 monuments lui sont dédiés dans le monde, dont 3 en France, à Paris – square Taras Chevtchenko, dans le 6e arrondissement, jardin proche de l’église catholique ukrainienne Saint-Vladimir-le-Grand -, à Toulouse et à Châlette-sur-Loing, dans le Loiret.