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5L194 Emmanuel Mounier et l’engagement par Jean-Claude Devèze

Jean-Claude Devèze

Libre propos

Emmanuel Mounier et l’engagement

Il y a quatre-vingt-dix ans, le philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) donnait naissance à la revue Esprit, véritable laboratoire d’idées qui existe encore. Dans les périodes de crise d’avant, pendant et après la seconde guerre mondiale, cet homme de débat, à la foi fervente mais discrète, a su renouveler l’engagement des catholiques. Sa réflexion et ses clefs pour l’action peuvent être toujours une source d’inspiration pour trouver notre voie dans les temps difficiles actuels.

En effet, Emmanuel Mounier a su déjouer bien des pièges de la pensée et de l’action pour s’engager dans la durée.  Ce qui suit est une reprise partielle de l’article d’Élodie Maurot intitulé 5 clefs pour libérer l’action dans La Croix L’hebdo du 15-16 octobre 2022.

1 Mener la révolution de l’esprit

Quand Mounier lance la revue Esprit, en 1932, il est convaincu que la situation de crise qui l’entoure n’aura pas de remèdes économiques, ni ne sera soldée par une révolution politique. « L’esprit seul est cause de tout ordre et de tout désordre, par son initiative ou son abandonnement », écrit-il dans son premier éditorial. La révolution qu’il appelle de ses vœux est spirituelle.

 « Mounier pose que le spirituel lui aussi est une infrastructure, parce que les dynamiques sociales ont toujours rapport in fine à des choix existentiels individuels et collectifs, à des valeurs, à des convictions », indique Jacques Le Goff, auteur de plusieurs ouvrages sur Emmanuel Mounier. « Pour Mounier, la révolution de l’esprit est une révolution intérieure, qui se manifeste dans les choses les plus concrètes. C’est une métanoïa, une conversion », souligne Yves Roullière, qui dirige la nouvelle édition des Œuvres complètes d’Emmanuel Mounier aux Presses universitaires de Rennes. « Nous n’avons pas à apporter le spirituel au temporel, il y est déjà. Notre rôle est de l’y découvrir et de l’y faire vivre. (…) Le temporel est tout entier le sacrement de Dieu », note Mounier dans Feu la chrétienté (1949).

2 Dénoncer le détournement du spirituel

Pour Mounier, il existe une tragédie du spirituel : c’est la façon dont il est dévoyé et annexé par la bourgeoisie catholique conservatrice. Le philosophe sait que les hommes et les femmes de son temps, « l’opinion commune », identifie le spirituel au réactionnaire, et cet « abominable malentendu » le déchire (Refaire la Renaissance). Il veut donc mener un travail de discernement : séparer le spirituel des forces réactionnaires, dissocier « le spirituel d’avec le politique, et plus spécialement, puisqu’il a surtout péché de ce côté-là, d’avec cette réalité provisoire qu’on appelle la droite ». Il dénonce la captation du catholicisme par une droite soudant « propriété capitaliste, égoïsme familial, nationalisme et pharisaïsme pieux pour entériner le tout ».  Mounier a pris conscience très tôt que l’Église catholique avait perdu la classe ouvrière, mais il ne s’est jamais résolu à ce divorce. S’il entend réconcilier les catholiques et les forces de gauche, il met en garde toutefois contre la naïveté qu’il y aurait à « créer un contre-bloc avec tout ce que l’on a estampillé à gauche ».

« La seule chose qui exaspère ce doux, ce patient, c’est le détournement du spirituel. L’ennemi de Mounier, c’est la catégorie des accapareurs du spirituel, qu’ils soient de droite ou de gauche », a témoigné son ami Jean-Marie Domenach, qui a dirigé la revue Esprit de 1957 à 1977. « La pensée de Mounier n’est pas une variété du catholicisme de gauche, poursuivait-il. Si ses attitudes concrètes ont souvent coïncidé avec celles des chrétiens de gauche, il n’a rien tant détesté que leur effusion lyrique et leur confusion mentale, même s’il rend hommage à leur générosité. »

3 Articuler le « je » et le « nous »

Au centre de sa philosophie comme de son action, Mounier place le respect de la personne. Progressivement déployée dans une philosophie personnaliste, cette notion va lui permettre d’éviter ce qu’il juge être deux impasses : l’individualisme, qui isole des êtres humains égocentriques tout en les juxtaposant, et le collectivisme, qui les fait fusionner dans des masses informes en les broyant.

Pour Mounier, la personne est un « je » animé par une vie intérieure, un sujet de droits, mais toujours articulé à un « nous », à une pluralité de communautés (amicale, familiale, sociale, politique…) sans lesquelles elle ne peut vivre. Ce « nous » n’est pas une entité extérieure et supérieure au moi, mais une réalité qui lie et traverse les personnes et les fait vivre. La personne n’est pas une entité close. Un double mouvement la constitue, « un mouvement croisé d’intériorisation et de don », écrit-il dans Refaire la Renaissance. Prolongeant ses intuitions, le philosophe Paul Ricœur écrira que « le plus court chemin de soi à soi passe par autrui ».

Mounier observe que l’individu peut être enclin à se penser sans  voire contre  les autres, mais il n’oppose pas de manière simpliste la personne et l’individu. « Ces deux notions constituent deux pôles à l’œuvre au sein de chaque personnalité. Tout le travail de personnalisation est de parvenir à privilégier, pas à pas, le pôle personnel d’ouverture, d’accueil et de présence, sur le mouvement inverse de rétraction ombrageuse sur le pré carré de ses intérêts, précise Jacques Le Goff. Au fond, c’est l’opposition entre une dynamique de dépossession dans la générosité – mot très présent chez Mounier – et une propension à la possession, au toujours plus, à l’encombrement tétanisant de l’existence. »

 « En son temps, Mounier s’est vraiment distingué par sa réflexion sur la communauté, et il demeure extrêmement original par sa manière de penser le commun et de penser en commun, estime Yves Roullière. C’est très actuel dans une crise écologique à laquelle aucune personne seule – responsable politique, penseur ou âme de citoyen – n’a de réponse et dont on ne se sortira pas autrement qu’ensemble. »

4 Chercher le bonheur ne suffit pas

Mounier n’a pas connu les développements de la société de consommation, mais il entrevoit ses séductions irrésistibles et la manière dont elle peut corrompre la vie relationnelle et même la vie intérieure. « Il est l’un des premiers à avoir l’intuition d’une société colonisée et déstabilisée par l’emprise de plus en plus totale, totalisante et presque totalitaire de l’économie capitaliste », analyse Jacques Le Goff.

Mounier n’est pas déconnecté des réalités, il ne condamne bien entendu pas la satisfaction des justes besoins matériels. « Le marxisme a raison de penser que la fin de la misère matérielle est la fin d’une aliénation, et une étape nécessaire au développement de l’humanité, écrit-il dans Le Personnalisme (1949). Mais elle n’est pas la fin de toute aliénation. » Aux catholiques tentés de donner des leçons de modération aux travailleurs qui réclament justice, il déclare vertement : « Ce peuple gronde : regardez ses feuilles de paye avant de dénoncer le matérialisme. Et si vous lui désirez plus de vertus, donnez-lui d’abord cette sécurité matérielle dont vous oubliez que, si vous n’en disposiez de père en fils, votre modération sociale serait peut-être troublée. »

À ses yeux, proposer uniquement l’horizon du bien-être et de l’abondance revient à préparer la généralisation de l’idéal petit-bourgeois. « La vie du bourgeois est ordonnée au bonheur, c’est-à-dire l’installation, la jouissance à la portée de la main comme la sonnette du domestique », écrit-il dans Révolution personnaliste et communautaire (1933).

Mounier ne refuse pas le bonheur, mais il est convaincu qu’il n’est le produit d’aucun volontarisme autocentré. Le bonheur surgit par surcroît, toujours donné, comme dans de nombreuses scènes de l’Évangile.

5 Être engagé et ouvert à l’évènement

Pour Mounier, l’engagement n’a rien de facultatif. Il est même au cœur de la dynamique de la personne. « Pour lui, l’engagement est l’un des langages de la personne et sans recours à ce langage, la personne est aphone », relève Jacques Le Goff.

Le philosophe n’a rien tant craint que la pensée «en chambre», hors-sol, repliée sur elle-même, simple jeu intellectuel qui ne coûte rien à celui qui s’y adonne. Contemplatif, de tempérament mystique et d’une vive sensibilité, Mounier n’était pas naturellement disposé à la vie publique et exposée d’un directeur de revue.

Sa pensée et sa pratique de l’engagement sont indissociables de la notion d’« événement » : il s’agit d’entrer dans la logique de l’événement, d’accepter la vulnérabilité de l’événement et son inédit. « L’événement sera notre maître intérieur », écrit-il dans une lettre à son ami Jean-Marie Domenach, en 1949. Car celui-ci est à la fois perturbateur et révélateur. Par lui, la personne sort d’elle-même, est interpellée. Elle prend conscience de ce qui compte vraiment pour elle, établit ses priorités, découvre son absolu. L’événement est ainsi constitutif de la personne. « L’engagement n’est pas une propriété de la personne, mais un critère de la personne », analysera avec finesse le philosophe Paul Ricœur dans son sillage : en m’obligeant à prendre position, la crise me transforme « de fuyard ou de spectateur désintéressé en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».

***

Mounier fut un intellectuel engagé qui refusa toutes concessions intellectuelles, tout dogmatisme  et tout embrigadement par rapport à ses convictions. Il chercha à rendre cohérent sa vie et ses idées, expérimentant par exemple ce que pouvait être une vie communautaire dans un habitat partagé. Il nous laisse une pensée inspirante pour continuer à espérer et agir au-delà des catastrophes en cherchant un nouveau souffle pour oser le futur.

 

A propos Régis Moreira

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