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2L194 Se libérer, avec Charles Péguy, des cléricalismes politiques et religieux. Chronique de Bernard Ginisty

Se libérer, avec Charles Péguy, des cléricalismes politiques et religieux.

Chronique de Bernard Ginisty du 24 juillet 2022

 

La période actuelle fait entendre à nouveau les discours convenus qui ne       manquent pas de surgir à chaque échéance électorale. Journaux, télévisions, radios se font l’écho d’un déluge de critiques sur l’état de la société et sur l’indigence du programme et de l’action de ses adversaires politiques. J’ai pris l’habitude, lors de chaque élection, de relire Charles Péguy, homme engagé s’il en fut, mais non embrigadé. Relire les Cahiers de la Quinzaine permet de retrouver toute la densité charnelle, intellectuelle et spirituelle que peuvent véhiculer des mots comme république ou démocratie et de prendre de la distance avec le bavardage des communicateurs. Observant les débats électoraux « cléricaux » de son temps, Péguy en appelle à « une grande philosophie » :

    « Le véritable philosophe sait très bien qu’il n’est pas institué en face de son adversaire, mais qu’il est institué à côté de son adversaire et des autres en face d’une réalité toujours plus grande et mystérieuse.

    Et cela, même le véritable physicien aussi le sait. Qu’il n’est pas institué en face du contraire physicien, mais à côté du contraire physicien, en face d’une nature toujours plus grande et plus mystérieuse.

    Assister à un débat de philosophie ou y participer avec cette idée qu’on va convaincre ou réduire son adversaire ou que l’on va voir l’un des deux adversaires confondre l’autre, c’est montrer qu’on ne sait pas de quoi on parle, c’est témoigner d’une grande incapacité, bassesse et barbarie. C’est témoigner d’un manque de culture. C’est montrer qu’on n’est pas de ce pays-là.

    « Qu’est-ce donc à dire sinon qu’une grande philosophie n’est point celle qui règle les questions une fois pour toutes mais celle qui les pose ; qu’une grande philosophie n’est point celle qui prononce, mais celle qui requiert.

    (…) Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement » (1). Comment ne pas voir la grande actualité de ces propos qui ont plus d’un siècle !

Fils du peuple et de l’école communale laïque pour qui le peuple n’était pas un thème intellectuel mais une expérience charnelle, Péguy s’est toujours refusé à ce qu’il appelait « une pensée habituée ». Ouvrir un volume de ses œuvres, c’est retrouver à la fois l’humour ravageur qui déstabilise les notables enkystés dans leurs possessions, partis, églises ou universités, et l’entêtement d’enfant à vivre et à espérer malgré toutes les difficultés de la vie.

Celui qu’un de ses contemporains appelait « le fauve doux » a rencontré l’invraisemblable gratuité de la grâce. Il n’aura alors de cesse de se battre contre ceux qu’il appelle « les curés ». « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux ; les curés laïques qui nient l’éternel du temporel et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de l’éternel. (…) Ainsi, les uns et les autres ne sont point chrétiens » (2).   Militant engagé dans l’affaire Dreyfus et le parti socialiste, il tonne contre la dégénérescence de la mystique en politique et la manipulation des mouvements militants par les chanoines prébendés de la politique. Il écrivait que la vie chrétienne était difficilement accessible «  aux rentiers, aux fonctionnaires et aux moines » (3).  La boutade ne vise pas des personnes, mais l’obsession de la sécurité à travers l’argent, le statut ou le refuge religieux qui rendent l’homme « imperméable à la grâce »

L’abstention, comme d’ailleurs la croissance régulière du vote pour des partis extrêmes dans notre pays, traduisent la conscience d’être devant un système unique, incapable de se réformer et vis à vis duquel les seules solutions seraient le repli individualiste dans son jardin, où l’appel à des ruptures radicales plus incantatoires d’ailleurs qu’opérationnelles.  Péguy pose la bonne question : l’espace public permet-il à chacun d’être un inventeur ? Cela ne signifie pas que nous serions tous des Einstein réprimés ou des « Mozart assassinés » ! Mais plus simplement, et plus fondamentalement, comment nos vies personnelles, familiales, sociales, professionnelles peuvent-elles être aussi une invention de soi et non le destin écrit par les maîtres des marchés financiers, les rois de la publicité ou les grands-prêtres médiatiques ?
Rénover la sphère publique, c’est retrouver l’agora faite de la richesse des échanges entre citoyens inventifs et créatifs. Il y a un rapport étroit entre la richesse intérieure de chaque citoyen et celle du débat public. Bien loin de promouvoir l’embrigadement derrière des figures médiatiques qui font les beaux jours des débats télévisés, la politique n’est pas la propriété de notables couperosés ou d’experts aux propos définitifs. Elle fait appel aux ressources inventives de chacun. Par-delà l’abondance des sondages et des analyses sociologiques, il est urgent d’entendre encore une fois Péguy : « On ne peut pas sociologiquer ni le génie, ni le peuple » (4). Le renouveau d’une société politique n’est pas le résultat d’un marketing mieux ciblé, mais le fruit d’un accroissement de la conscience et de la responsabilité de chaque citoyen. Le pèlerin de Chartres, croyant anticlérical, père de famille impécunieux à la vie conjugale difficile, portant le souci de ses enfants malades, mort à 41 ans dans les premières tueries de la guerre de 1914, n’aura pas réussi un « plan de carrière ». Mais il est resté fidèle à cette enfance de la grâce, plus jeune que nos savoirs, nos institutions et nos désillusions.

Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf soulignait que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres (5). Elle vit du travail de chacun pour sortir d’un « regard habitué » et retrouver : « le regard natif, le regard de naissance et de commencement, le regard de tête de chapitre, le premier regard, le seul vrai ; plus que vrai, réel ; enfin le regard de la révélation première » (6).

 

  1. Charles PEGUY (1873-1914) : Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne in Œuvres en prose complètes. Tome 3, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1992, pages p. 1264- 1265
  2. Charles PEGUY : Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle. Texte posthume écrit en 1912 in Œuvres en prose complètes, Tome 3, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1992, pages 668-673. Dans leur récent ouvrage intitulé : Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, éditions du Seuil 2022, Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel analysent comment le cléricalisme hypothèque l’avenir du catholicisme.
  3.  Charles PEGUY : Victor-Marie, comte Hugo in Œuvres en prose complètes, tome 3, pages 329-330
  4.  Charles PEGUY : Brunetière in Œuvres en prose complètes, Tome 2, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1988, page 636
  5.  Hervé KEMPFL’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. Éditions du Seuil 2011, page 9.
  6.  Charles PEGUY : Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne.  Texte posthume écrit en 1913 in Œuvres en prose complètes, Tome 3, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1992, page 1025.

 

A propos Régis Moreira

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