Expositions à Paris
En été, Paris s’apaise, quelques passants tranquilles traversent les rues vides – à condition d’éviter les Champs Élysées et autres, Trocadéro évidemment.
C’est le moment de profiter des expositions sans la foule, de se réjouir de la disponibilité des médiateurs, de jeunes étudiants en Histoire de l’Art passionnés. Et faire des rencontres nouvelles.
La Fondation Cartier expose Sally Gabori (née vers 1924, décédée en 2015), de son vrai nom Mirdidingkingathi Juwarnda. Son nom indique en langage kaiadilt qu’elle est née à Mirdidingki sur l’île de Bentinck (au nord de l’Australie) et que son totem est juwarnda, le dauphin. En 1948, suite à un cyclone et un raz-de-marée, son peuple – ils ne sont plus que 63 – est évacué sur une île voisine, Mornington, les enfants sont séparés de leurs parents et éduqués par la mission presbytérienne en rupture totale avec leurs traditions. D’autres peuples ont connu cette souffrance.
Sally commence à peindre à 80 ans. Et c’est une explosion, son expérience de vie s’exprime dans d’immenses toiles très colorées, abstraites pour le spectateur qui ne connaît pas son pays ni sa culture. Aucune tradition picturale ne l’entrave. Elle crée son propre langage, invente son style à elle, puissant, vivant. Elle travaille l’acrylique, utilise la couleur telle qu’elle sort du pot, ne la mélange pas mais la superpose en larges aplats, en blocs qui se joignent ou se juxtaposent. Ses toiles dégagent la force incroyable, la spiritualité puissante dont elle est habitée. Le spectateur les voit « d’en haut », il les surplombe en quelque sorte et peut imaginer la plage avec ses casiers de pêche, la tempête violente, la mer omniprésente. C’est fascinant.
Que nous dit-elle ? Les « rêves » de son peuple, transmis de génération en génération et dont seuls les artistes masculins témoignaient jusqu’ici ? Sa douleur, sa révolte ? Elle s’exprime sans filtre, transforme de manière radicale tout ce que nous connaissons de la peinture aborigène australienne.
J’ai envie de dire qu’elle réussit à être elle-même, elle a survécu dans un monde bouleversé et déshumanisé par l’exil forcé, le mépris. Elle a fondé une famille avec de nombreux enfants et connu une reconnaissance tardive, le gouvernement australien a commandé ses toiles pour les bâtiments publics. J’aurais aimé la rencontrer, sentir sa force de vie.
La Fondation Louis Vuitton fête le centenaire de Simon Hantaï (1922-2008), lui aussi en rupture avec les tendances de son époque. Né en Hongrie, il s’installe à Paris, toujours en recherche de nouvelles formes d’expression pour sa peinture. Sa vie personnelle est riche et diverse, composée de recherche spirituelle, de retrait du monde et de vie en silence, de destruction de ses œuvres mais aussi d’expositions prestigieuses. Il ne se reconnaît d’aucune école ou mouvement.
L’exposition s’intéresse essentiellement à ses œuvres « pliage » à partir de 1960. Il plie, froisse, noue la toile, la peint ainsi et la déplie – le résultat est intéressant, coloré ou monochrome, moins aléatoire que l’on pourrait croire. La couleur apparaît en éclats à travers l’espace, sans profondeur, mais le peintre a toujours refusé d’en faire une méthode.
La présentation de ses toiles – souvent monumentales – à la Fondation Vuitton est axée sur les couleurs et l’ensemble donne une impression de paix, de beauté. Si la vie du peintre n’était pas exempte de tourments, cela n’apparaît pas ici, le spectateur peut s’immerger dans les formes et les couleurs, se réjouir du calme qui s’en dégage. L’accrochage y est pour beaucoup, les grandes salles mettent les œuvres en valeur, transformant ainsi l’espace par leur seule présence.
Tout est dans le regard que l’on pose sur ces expositions, regarder attentivement les peintures peut ouvrir à plus d’humanité, tisser des liens avec un monde jusqu’ici inconnu.
Lisez Maurice Zundel : Quand dans l’émerveillement de la musique, de l’architecture, de la peinture, de la nature, de l’amour vous vous sentez délivré de vous-mêmes, votre regard se porte sur la beauté et, tandis que vous vous perdez de vue, vous vous sentez exister avec une plénitude incomparable. Et c’est là justement que la vie atteint son sommet, quand, cessant de vous regarder, vous n’êtes plus qu’un regard vers l’autre. A ce moment-là, sans revenir à vous, vous sentez que vous êtes là, que vous existez comme jamais dans une joie immense mais très pure et dépouillée, une joie qui est encore offerte en cette beauté en laquelle vous vous perdez (1).
Quel repos – le regard comme chemin de libération pour se défaire d’un passé, d’un pouvoir ou d’un groupe qui pense à notre place. Regard et spiritualité sont liés.
La spiritualité est ce souffle que l’on peut trouver dans le silence, elle est attention, oubli de soi, compassion, force. En union avec l’univers, elle est la capacité de transformer le monde ; sans être soumis à un système ou à une religion, elle est la vie. Elle participe à l’émancipation collective parce qu’elle fait comprendre l’universalisme qui concerne tout autant les hommes que la vie. Elle pousse à vivre en compagnonnage (2).
Il n’y a pas d’âge pour vivre cela et les expositions dans un Paris paisible sont d’un formidable soutien sur le chemin.
Monika Wonneberger-Sander, été 2022
1- A l’écoute du silence, p. 64, 65
2- Cynthia Fleury & Antoine Fenoglio : Ce qui ne peut être volé (Tracts Gallimard) ; P.14