Entretien réalisé pour le blog Citta Vritti par Zineb Fahsi et Jeanne Pouget, journalistes au magazine Esprit yoga.
A l’occasion de la sortie de son dernier livre intitulé Les 50 mots essentiels de la spiritualité (Albin Michel 2022), nous nous sommes entretenues avec Philippe Filliot, professeur agrégé d’arts plastiques à l’université de Reims, chargé de cours sur la spiritualité contemporaine à Paris 8 ainsi que professeur et formateur de yoga. L’occasion de nous interroger sur cette expérience fondamentale de l’humanité qu’est la spiritualité et plus spécifiquement sur ses articulations avec le yoga moderne.
Citta Vritti : Vous êtes chargé de cours sur la spiritualité contemporaine à l’université de Paris 8, et votre dernier ouvrage porte sur les mots de la spiritualité. Ce qui nous amène à vous poser la question fatidique : comment définir la notion de spiritualité ? En quoi diffère-t-elle de la religion ?
Philippe Filliot : C’est tout le sujet de mon livre ! Une façon de définir la spiritualité, c’est de dire en premier lieu ce qu’elle n’est pas. La spiritualité ne se confond pas avec le religieux, les deux se distinguent sans forcément s’opposer. La spiritualité peut exister en dehors des religions, et certains, comme le philosophe André Comte Sponville se réclament d’une spiritualité laïque ou athée. Dans les milieux anglo-saxons et notamment en sociologie des religions, la catégorie “Spiritual But Not Religious” (“spirituel mais pas religieux”, ndlr) a même été créée pour désigner ce phénomène. Mais une spiritualité a-religieuse ne signifie pas qu’elle soit anti-religieuse, et les religions comportent évidemment une composante spirituelle.
La spiritualité n’est pas forcément irrationnelle, elle ne relève pas forcément du domaine de la croyance. Dans les démarches spirituelles, il y a une démarche de connaissance – de soi, du monde, du divin, de l’Absolu, qui si elle n’est pas rationaliste, n’en reste pas moins rationnelle. Les écrits des mystiques sont des témoignages de cette dimension réflexive de la spiritualité. Le philosophe Frédéric Nef démontre bien cela dans son essai sur ce qu’il appelle justement “La connaissance mystique”.
« La spiritualité n’est pas forcément irrationnelle, elle ne relève pas forcément du domaine de la croyance ».
Au niveau de l’expérience individuelle, le spirituel et le religieux ne diffèrent sans doute pas. C’est la dimension collective, sociale du phénomène religieux qui va distinguer spiritualité et religion. La spiritualité a plutôt tendance à relever de l’expérience individuelle, tandis que le religieux relève de l’expérience communautaire. La spiritualité se situe en général en dehors des institutions. La religion est une forme d’institutionnalisation, de socialisation, de la dimension spirituelle propre à l’être humain.
Pour terminer, on pourrait évoquer la définition du philosophe Michel Foucault, qui analyse la spiritualité comme une pratique de transformation du sujet. C’est une définition très large qui permet d’englober d’autres pratiques que la pratique strictement religieuse, comme le yoga, l’art, tout ce qui transforme l’être depuis l’intérieur. Dans la définition de Michel Foucault, la spiritualité ne se réduit pas à la dimension d’intériorité, c’est aussi une ouverture à l’altérité, au-delà de sa propre identité. Il ne s’agit pas, comme dans le développement personnel, de “devenir soi”, mais au contraire, de devenir “autre” que soi. Ainsi la spiritualité revêt toujours une dimension pratique, existentielle, qui se met en application dans la vie de tous les jours, au-delà d’une connaissance livresque ou purement théorique. La spiritualité est une “théorie pratique”, ou une “pratique théorisée”, une “praxis” comme disaient les philosophes grecs. La “praxis” est notamment un concept central dans les arts plastiques que j’enseigne.
C.V : Dans vos ouvrages, vous faites souvent dialoguer art et yoga, quels liens tissez-vous entre ces deux disciplines ?
P.F : Ce sont avant tout des liens personnels. Les milieux de l’art contemporain et de la spiritualité sont des domaines qui ne se rencontrent pas souvent. Ma formation initiale est artistique et littéraire. Lors de mes études d’arts plastiques, je ne me préoccupais pas de spiritualité en tant que telle, mais je m’intéressais à des artistes qui posaient des questionnements existentiels, ou éthiques, ou qui développaient un certain rapport au sacré, au sens large du terme. Comme Michel Journiac (plasticien français du XXe siècle ndlr) par exemple, qui par ses performances parfois extrêmes autour du corps, interrogeait sa dimension sacrée. D’ailleurs, il n’a pas fait les Beaux-Arts mais une formation de théologie – il s’apprêtait à devenir prêtre !
Je me suis engagé ensuite dans des pratiques de yoga et de zen en gardant mes références artistiques et ma sensibilité esthétique, et les liens entre les deux se sont faits progressivement. A mon sens, l’art peut être l’occasion d’une expérience intérieure source de transformation de soi, de son rapport au monde, sans faire appel à une lignée spirituelle ou une religion instituée. L’art contemporain nous offre un exemple intéressant de spiritualité non-dogmatique. Et inversement la spiritualité peut-être une forme d’art, un art sans œuvres, sans production d’objet, qui se situe dans… une certaine manière de vivre, une “esthétique de l’existence”, comme le formulait encore Foucault.
C.V : Votre parcours et votre enseignement du yoga sont issus d’une lignée particulière, le viniyoga. Et pourtant, dans bon nombre de vos ouvrages et articles, vous questionnez la notion même de « tradition ». Comment articulez-vous ces deux aspects dans vos réflexions et dans votre enseignement ?
P.F : Je n’aime pas trop le terme de « lignée » mais je me situe malgré tout dans cette lignée que l’on appelle parfois « viniyoga », qui est issue de Desikachar et de Krishnamacharya. C’est ma formation et j’aime bien cette pratique mais je n’ai d’appartenance à aucune école ni à aucun maître. Je dis ce que je veux et je pense ce que je veux sur cette pratique de yoga, quitte à déplaire à certains disciples zélés…
« Je défends une spiritualité éclairée par la connaissance, la culture, l’histoire, la réflexion »
C’est un peu compliqué comme posture parce que je suis dans l’entre-deux donc je me fais souvent mal voir des deux côtés. Par exemple, à l’université, je vais me faire “mal voir” car je parle de spiritualité, un mot complètement tabou dans le milieu universitaire. Pourtant il y a quand même des recherches assez nombreuses dans pas mal de disciplines sur la spiritualité : en littérature, en art, en sciences de l’éducation, en philosophie … Il y a tout un champ de recherche universitaire sur la spiritualité mais il n’empêche que ça n’est pas évident du tout d’en parler dans ce milieu. On me reproche d’être irrationnel, de ne pas être objectif, de travailler sur des objets qui ne sont pas universitaires, comme s’il y avait certains objets d’étude qu’il était interdit de travailler, ce qui serait le contraire pour le coup d’un travail universitaire et rationnel! Et dans les milieux de la spiritualité, je me fais “mal voir” parce que je suis trop intellectuel, trop analytique – quelle horreur! – je suis trop dans le “mental”, comme on dit, et pas assez dans l’intuition et l’expérience. Comme si le yoga serait de ne pas lire de livres, de ne pas réfléchir, et seulement de ressentir des choses incroyables ou mystiques et de suivre aveuglément ce que peut dire la tradition et la lignée…. Bref, je me fais mal percevoir dans le milieu spirituel par la dimension critique que je peux avoir, au sens de l’exercice de l’esprit critique, qui me semble essentiel à maintenir ici, encore plus qu’ailleurs, pour éviter les dérives irrationnelles, voire sectaires…
C.V : Alors, comment sortir de ce clivage entre spiritualité et connaissance? Cette dernière étant parfois considérée comme un obstacle empêchant d’accéder au mental et donc à la quête spirituelle de par son rationalisme, voire son scientisme rigide ?
P.F : Pour moi il n’y a aucune opposition entre un travail de connaissance et un travail spirituel. Et je pense qu’il est même nécessaire d’articuler les deux sinon on tombe, d’un côté dans le scientisme et le rationalisme qui n’est pas une bonne chose non plus ou, de l’autre, dans une forme d’irrationalisme, d’absence de pensée critique, de recul, de mise en perspective, de questionnement. Ce que je défends c’est une spiritualité éclairée par la connaissance, la culture, l’histoire, la réflexion. On ne peut pas se débarrasser de tout cela sans aller vers des chemins très glissants et dangereux. Et l’un n’empêche pas l’autre : ce n’est pas parce que l’on réfléchit que l’on ne ressent pas! C’est terrible cette dissociation des deux. Le fait de ressentir des émotions ou des sentiments et d’axer sur l’expérience personnelle ou sensitive n’empêche pas de réfléchir et de penser son expérience à un moment donné, avant, pendant ou après. Donc l’idéal c’est d’associer savoir et sentir, connaissance et expérience. Sortir de ce “grand partage” de la pensée. Et c’est là où peut s’ouvrir une dimension profonde, riche, ouverte, libre. Je milite pour “spiritualiser la raison”et pour « rationaliser la spiritualité”.
C.V : L’un de vos ouvrages s’intitule Un yoga occidental (Almora, 2018). A l’heure des questionnements sur l’appropriation culturelle, qu’avez-vous voulu transmettre par le choix de ce titre ?
P.F : On peut m’accuser d’appropriation culturelle en parlant de “yoga occidental”… Je n’ai pas choisi ce titre là en premier. Le titre au départ devait être centré sur l’enseignement du Viniyoga, mais cela réduisait l’ouvrage à une lignée et une tradition. Donc j’ai voulu un titre qui ouvre sur une problématique plus large, liée à l’histoire de ce courant du yoga, situé entre l’Inde et l’Europe, et vice versa. C’est une forme d’oxymore puisque la formule de “yoga occidental” est très mal vue par les yogis traditionalistes, car selon eux le yoga ne peut pas être occidental mais indien. Les occidentaux peuvent bien entendu faire du yoga mais le yoga doit rester dans les limites culturelles ou spirituelles de l’Inde. La formule peut ainsi paraître paradoxale, voire provocante, pour certaines personnes. Mais je suis, une fois de plus, dans l’entre-deux : j’affirme une dimension occidentale, que j’assume totalement, mais j’affirme en même temps un lien très fort avec le yoga, avec tout ce que cela suppose comme référence à l’Inde et à l’histoire de la pensée indienne. J’associe les deux. Si on regarde le yoga contemporain, même moderne, c’est quand même un yoga très occidentalisé, qui est assez éloigné des sources indiennes. Le yoga aujourd’hui ne peut pas faire l’impasse sur sa dimension occidentale qui fait maintenant partie intégrante de son histoire.
C.V Est-ce qu’à travers cela vous souhaitez affirmer une dimension universaliste du yoga ?
Je ne sais pas, je me méfie un peu des aspirations universalistes. Les discours universalistes sont affirmés par les gourous du yoga moderne et c’est aussi le discours de la rationalité occidentale, depuis le siècle des Lumières, une sorte d’idéal abstrait, un peu hors-sol… Ce n’est pas une valeur que je défends forcément. Je suis peut-être trop individualiste pour ça… Dire que le yoga est universel est à mon sens une erreur de jugement car les concepts ou les notions du yoga sont bien indiennes. Donc je suis un peu mal à l’aise avec ça. Mais je suis aussi mal à l’aise avec l’inverse qui voudrait que le yoga soit purement indien. Une nouvelle fois, je suis dans l’entre-deux. A force d’avoir un pied dans un champ et un pied dans l’autre, je suis plutôt à l’aise maintenant dans l’entre-deux !
« La spiritualité est pour moi une forme de résistance aux dogmatismes. »
C.V : En parlant d’entre-deux, vous insistez sur le fait que la spiritualité consiste à apprendre à se dépouiller (notamment des objets matériels), à se déposséder pour revenir à ce que vous disiez sur Michel Foucault plus haut. Comment la perte de soi est-elle conciliable avec la société dans laquelle nous vivons et de laquelle il est fort difficile de s’extraire, sans devenir pour autant des ascètes enfermés dans une grotte?
P.F : La spiritualité est pour moi une forme de résistance aux dogmatismes mais aussi à cette idée que l’on doit être assigné à une identité ou à une fonction. C’est une posture qui est complètement à contre-courant des valeurs sociales dominantes. On nous demande toujours d’être plus efficaces, plus rentables, d’avoir une identité plus forte, plus affirmée … C’est le contraire de ce que disent les mystiques qui parlent d’effacement du moi, de la disparition de l’égo, de la perte de soi.
C.V : Justement, quid des injonctions “Practice and all is coming” de Pattabhi Jois ou “Un peu de pratique vaut mieux qu’une tonne de théorie” attribuée à Sivananda? Pour en revenir à ces choses très pragmatiques, beaucoup de pratiquants nourrissent une certaine culpabilité concernant leur assiduité ou leur « niveau » de pratique (physique) du yoga … Comment vivez-vous le yoga en dehors du tapis ?
P.F : Par exemple par la respiration. Il n’est pas nécessaire d’être sur un tapis pour respirer. Prendre conscience de sa respiration, se tourner simplement vers l’intérieur, mais aussi être plus réceptif au monde grâce à la perception de la respiration. C’est une forme de yoga invisible et ça se fait n’importe où, n’importe quand, sans technique, sans maîtrise du prânâyâma, sans avoir besoin d’être assis en lotus. Ou même dans nos activités quotidiennes ou des situations banales: on peut les vivre avec un autre regard qui fait que l’on n’est plus dans une conscience ordinaire. C’est ce que l’on nomme des “épiphanies”, des instants lumineux de révélation qui apparaissent à même la réalité la plus ordinaire, comme je le développe dans mon lexique spirituel. Ces épiphanies profanes peuvent se manifester à n’importe quel moment à vrai dire et elles sont dénuées de toute idée de performance de “niveau” de pratique ou même de projet intentionnel. Ces moments privilégiés ne sont pas recherchés, ils surviennent à l’improviste … ou pas ! Cela peut être des toutes petites choses. Quand on parle de yoga on pense souvent à des trucs extraordinaires comme des extases et des illuminations ou des chocs existentiels mais ça peut être des choses très ordinaires. Je suis un yogi de l’ordinaire!