Jean-Claude Devèze
L’inscription du thème de l’UE 2022 dans l’histoire de D&S
Le sujet de l’Université d’été de D&S « comment inspirer les utopies nécessaires au monde qui vient ? » est important pour affronter une époque où nous manquons d’une vision porteuse d’un devenir commun enviable. Nous sommes souvent actuellement pessimistes, manquant d’espoir diront certains, d’espérance diront d’autres. Pour bien positionner et approfondir le thème choisi de l’UE 2022, il est important de chercher à allier passé, présent et avenir, et donc de ne pas oublier la façon dont D&S et certains de ses membres ont travaillé sur des utopies partagées et sur ce qu’ils nous ont légué comme analyses, visions et pistes à explorer.
L’utopie et la charte de D&S
La charte d’octobre 1993 illustre le mieux le travail des fondateurs de D&S et l’utopie qu’ils poursuivaient et voulaient incarner. Elle propose d’ouvrir un espace de recherche, de débat et d’action autour de « deux approches novatrices » à approfondir et à relier : « l’exigence démocratique et le renouvellement spirituel ». Au début des années 90, après l’effondrement de l’URSS et de ses satellites, il s’agissait d’affronter les défis nouveaux d’une époque marquée par la mondialisation.
La situation actuelle, avec le retour de l’impérialisme agressif de la Russie et avec les difficultés liées à une mondialisation mal régulée, nous renvoie au contexte de la création de D&S. Entre-temps, certes, la situation s’est compliquée, avec de nouveaux impérialismes comme celui de la Chine, avec de nouveaux défis comme l’écologie, avec la montée des inégalités, etc. Mais les intuitions initiales de la charte (Parmi les apports importants qui pourraient être pris en compte pour l’actualiser, il y a le travail sur les interactions entre transformation personnelle et transformation sociale (voir l’association TP-TS qui a disparu). Par ailleurs, la charte ne parlait pas de l’enjeu européen. Enfin, il faudrait aborder la délicate question des rapports entre culture, religion spiritualité, ce qui conduit à se positionner aussi sur la laïcité.) invitant à « retrouver une culture politique et spirituelle ouverte à la radicalité et à l’utopie créatrice », à pratiquer la non-violence et la bienveillance, etc., restent d’actualité.
L’utopie et certains travaux marquants de D&S (Je n’ai pas repris les travaux du colloque « DÉMOCRATIE ET SPIRITUALITÉ, 25 ans » (2 et 3 février 2019) qui ont peu abordé le thème des utopies à mobiliser par D&S après 25 ans d’existence.)
Parmi les activités les plus rassembleuses et porteuses de D&S, il y a nos universités d’été. Certaines ont abordé des thèmes visionnaires, voire utopiques, en particulier : comment mettre la France à l’heure de l’Europe (2001) ? ; vivre et construire ensemble dans une société multiculturelle (2002) ; comment construire ensemble un horizon commun prenant en compte nos diversités (2003) ? ; un monde commun est-il encore possible (2014) ? ; intégration et diversité : un défi culturel et civique (2016) ; quel sursaut spirituel pour faire face aux défis auxquels est confrontée la démocratie (2021) ? Les Universités d’été ont été souvent préparées en s’appuyant sur des travaux de nos groupes de travail.
Nos travaux et colloques sur l’éthique du débat (Cf. Patrick Boulte, Réfléchir ensemble : l’éthique du débat, 2006 ; Henri-Jack Henrion et Jean-Claude Devèze, Apprenons à mieux débattre et à mieux délibérer pour améliorer le fonctionnement de notre démocratie, 2011 ; Jean-Claude Devèze, Pratiquer l’éthique du débat, Chronique sociale, 2018.) nous ont aidés à approfondir l’utopie de la prise en compte des convictions et ressentis de tous. Nous avons essayé de relever le défi du dialogue respectueux, de la délibération constructive, de la recherche du consensus ou du compromis pour dépasser nos désaccords après un travail de clarification.
Dans les lettres de D&S, on trouve de nombreuses fois des visions utopiques dont des illustrations de leurs avancées et incarnations sont parfois mises en valeur. Les repérer nécessiterait un travail spécifique qui dépasse l’ambition de cette courte note.
D&S s’est fortement investi depuis 2006 avec de nombreux partenaires, en particulier avec La Vie Nouvelle et Poursuivre, pour fonder le Pacte civique qui a été lancé en mai 2011 à Issy-Les-Moulineaux. L’utopie d’une société française mobilisée pour approfondir l’esprit civique et rénover la démocratie continue à occuper certains de nos adhérents qui essaient de faire le lien entre les travaux de ces deux associations. Cela a conduit à approfondir les quatre impératifs que sont la créativité, la justice, la sobriété et la fraternité.
L’utopie et les écrits de membres de D&S
Jean-Baptiste de Foucauld a fait de l’utopie un des thèmes majeurs de son livre Les trois cultures du développement (Odile Jacob, 2002) ; il y a en effet cherché à articuler résistance, régulation et utopie. Dans L’abondance frugale (Odile Jacob, 2010), il a approfondi l’utopie de la promotion de la sobriété en lien avec la fraternité, thématique qu’il a continué à travailler au sein du Pacte civique.
Dans le cahier Démocratie et spiritualité en questions (2017) élaboré avec les contributions de membres de l’association, Patrick Brun poursuit une utopie résumée dans le sous-titre du cahier : Pour un vivre ensemble porteur de sens. Il y intitule une partie « La fin des utopies ? », indiquant que « les initiateurs de l’association redoutent la fin des utopies » alors que les objectifs du monde se sont rabattus sur des problèmes matériels. Initiateur de l’Université d’été intégration et diversité : un défi culturel et civique (2016), il s’inspirait de ses travaux à ATD quart monde pour donner la parole aux marginaux et de divers groupes de travail pour faire le lien entre éducation et spiritualité.
Il faudrait revisiter les travaux d’anciens membres de l’association (Je n’ai pas essayé de reprendre les travaux de membres plus récents de l’association comme Marcel Lepetit, Daniel Lenoir, Michel Ray, etc.), en particulier de Bernard Templier qui travaillait dans une optique thaillardienne sur les rapports entre sciences et religions, de Christian de Saint Sernin qui œuvrait à l’avenir des personnes en situation d’exclusion, de Jean-Claude Sommaire qui posait les questions de l’intégration de migrants et des jeunes des « quartiers » dans notre pays.
Pour ma part, des associations comme D&S et le Pacte civique m’ont aidé à passer d’un idéalisme trop désincarné à la construction d’utopies créatrices (un aperçu en est proposé en annexe). J’ai publié pour les exposer six ouvrages chez Chronique sociale : la présentation du Pacte civique Penser, agir, vivre autrement en démocratie dont j’avais coordonné l’édition avec Jean-Baptiste de Foucauld (2013) ; Citoyens, impliquons-nous, (re)prenons le pouvoir (2015) ; Relever le défi démocratique face à un monde en mutation (2017), coécrit avec Jean-Baptiste de Foucauld et Pierre Guilhaume pour l’élection présidentielle de 2017 ; Pratiquer l’éthique du débat, le défi de la délibération démocratique (2018) ; Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique (2020) ; 12 enjeux pour un devenir commun, choisir, inventer, édifier ensemble (2022)
Ce court document n’est qu’une évocation partielle, s’appuyant sur ma mémoire, des travaux de D&S touchant aux utopies que nous poursuivons. Espérons qu’il sera utile à l’université d’été et qu’il conduira des membres de D&S à approfondir ce que notre association a vécu, réalisé, partagé et écrit.
Annexe : aperçu sur les utopies de Jean-Claude Devèze
Si je me réfère au titre de l’Université d’été « comment inspirer les utopies nécessaires au monde qui vient ? », je ferais les remarques suivantes :
il s’agit de percevoir ce qui est en gestation et donc d’être attentif au monde qui vient ; il faut à cet effet être en veille, prenant le temps de prendre du recul et de discerner en s’appuyant sur ce que chacun observe et ressens et sur des références communes issus d’un diagnostic partagé ; le rêve que je poursuis avec Gilles Le Cardinal est de mettre en scène et en chaîne à cet effet des méthodes et des outils pour co construire des projets, des réformes, des politiques, etc. ;
mes utopies nécessaires sont la promotion d’une culture dialoguante, d’une société civique et éducative, d’un débat éthique, d’une république citoyenne, d’un ancrage territorial solidaire et créatif, d’une Europe humaniste, d’une civilisation-monde plurielle ;
l’inspiration vient de cheminements spirituels personnels et collectifs donnant du sens s’appuyant sur des courants philosophiques, des écoles spirituelles, des religions ouvertes sur autrui et sur le monde grâce à une cohérence entre paroles nourrissantes et actes désintéressés ; ceci devrait conduit à développer une conscience universelle ancrée dans des réalités et des actions partagées.
Par ailleurs, une de mes utopies est la recherche constante de nouveaux équilibres s’inscrivant dans la durée, par exemple entre l’économique, le social et l’écologique ou entre la culture, la spiritualité et le politique ou entre le corps, l’âme et l’esprit.
Enfin, mon vœu est que chacun puisse cheminer dans la société en réalisant ses vocations sur terre grâce à un discernement personnel favorisé par des réseaux attentifs et des communautés fraternelles, grâce à un effort continu et créatif pour que s’épanouisse toutes les potentialités, grâce à une foi en chaque homme et chaque femme capable de lutter contre le mal et de faire le bien. C’est d’abord l’ensemble de ces itinéraires vertueux qui renforce le tissu social permettant d’affronter le quotidien comme de relever les multiples défis actuels. C’est enfin l’accès à un riche univers symbolique, poétique, naturel, lumineux qui permet de prendre le recul nécessaire pour lutter contre les pesanteurs de la vie en étant disponible à ce qui vient et attentif à autrui.
Finalement, Je poursuis l’utopie d’un monde toujours plus humain, plus fraternel, plus sobre, plus civilisé, plus démocratique.