Respect des principes de la République par les jeunes issus des immigrations musulmanes : il faut attaquer le mal à la racine
Jean-Claude SOMMAIRE, administrateur civil honoraire (Ministère des affaires sociales) IHESI 1993
Ancien administrateur de la Sauvegarde de l’enfant, de l’adolescent, et de l’adulte en Yvelines
La loi confortant le respect des principes de la République, n’attaque pas l’islamisme radical à la racine.
La loi du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République, a retenu un certain nombre de mesures hétéroclites pour lutter contre le séparatisme et les atteintes à la citoyenneté : délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain des associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes, notamment. Cependant ces dispositions, sans doute utiles pour contrer la montée de l’islamisme radical dans les banlieues, mais applicables à toutes les confessions, ont eu aussi pour effet d’indisposer aussi bien les fidèles musulmans que ceux des autres religions qui respectent depuis longtemps les principes de la République. Par ailleurs, comme l’ont remarqué plusieurs parlementaires, elles n’attaquent pas vraiment le mal islamiste à la racine.
Un constat interpellant dans les écoles
En effet, d’après plusieurs études récentes, un nombre important de nos jeunes concitoyens, scolarisés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, se sont progressivement éloignés des principes républicains qui fondent notre vivre ensemble. Aujourd’hui, sur beaucoup de sujets, nombre d’entre eux se réfèrent d’abord à « leur religion », généralement un islam des banlieues bricolé à l’écoute des réseaux sociaux, plutôt qu’aux enseignements qui leur sont dispensés par l’école publique. Ainsi la grande enquête sur « la tentation radicale », effectuée auprès de 7000 lycéens par les sociologues du CNRS Olivier Galland et Anne Muxel, publiée en 2018, a clairement mis en évidence qu’un séparatisme culturel profond s’était développé entre la culture familiale et communautaire des élèves se déclarant musulmans et la culture universaliste de l’école publique.
Des jeunes écartelés par un conflit de loyauté entre l’école et leurs parents
Beaucoup de jeunes musulmans vivent effectivement un profond conflit d’identification et de socialisation entre, d’une part, leur milieu familial et leur proche environnement ghettoïsé, où on leur a toujours dit que Dieu était à l’origine de tout et, d’autre part, l’école où on leur explique qu’ils doivent reconnaître les vérités scientifiques indépendamment de leurs convictions religieuses. Certains enseignants vont même jusqu’à évoquer à ce sujet une forme de schizophrénie chez ces élèves faisant obstacle à ce que l’institution scolaire puisse leur apporter, comme aux autres enfants, les connaissances et les possibilités d’émancipation propres à notre société démocratique.
Des enseignants en difficulté
Toutefois, malgré ce contexte difficile, des enseignants motivés continuent encore à organiser, dans leur classe, des temps de dialogue et d’échanges avec les adolescents et les adolescentes de ces quartiers, pour les aider à mûrir et à cheminer, afin qu’ils ne s’enferment pas dans une vision unilatérale du monde qui serait préjudiciable à leur insertion sociale et économique dans la société. Cependant, d’autres professionnels, moins aguerris ou traumatisés par l’assassinat de Samuel Paty, préfèrent éviter les questions pouvant susciter des réactions violentes de la part de leurs élèves musulmans et de leurs parents. Ils estiment ne pas avoir été préparés à gérer les multiples conflits liés à l’enseignement de certaines matières ou au traitement de certains sujets qui polluent depuis des années la vie scolaire dans les quartiers sensibles.
Former les personnels de l’Education Nationale à la laïcité ne suffira pas
Former l’ensemble des personnels de l’Education nationale à la laïcité, au cours des prochaines années, comme le prévoit le Ministre, ne peut qu’être utile mais cela ne suffira probablement pas à freiner le développement du séparatisme dans les quartiers. En effet, pour beaucoup d’élèves musulmans, notre laïcité républicaine est perçue, avant tout, comme une agression contre l’islam puisqu’elle ne fait pas obstacle à la publication des caricatures du prophète de leur religion. Pour ces adolescents, qui sont peu réceptifs à un discours rationnel et critique, un enseignement sur les valeurs républicaines et la laïcité, qui leur serait dispensé au moyen d’une pédagogie « traditionnelle » allant du maître vers l’élève, ne pourrait être qu’inopérant. Enfin il ne faut pas oublier qu’une récente enquête menée par l’IFOP, pour la LICRA, a montré qu’un lycéen sur deux ne partageait pas notre conception républicaine de la laïcité en se déclarant favorable à l’acceptation de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires du secteur public, la proportion atteignant même les trois quarts en ce qui concerne les élèves musulmans.
Des jeunes en forte demande de reconnaissance
Cependant, d’après de nombreux témoignages émanant d’acteurs de terrain intervenant dans les quartiers sensibles (animateurs sociaux-culturels, médiateurs, éducateurs de rue, etc.) ces jeunes qui ont fait sécession demeurent très demandeurs, à l’école ou ailleurs, de moments de rencontre et d’échange sur de nombreux sujets en lien avec ce qu’ils vivent au quotidien, dont tous ceux se rapportant aux « religions ». Tous ces intervenants soulignent néanmoins qu’ils extériorisent aussi, très facilement, un profond ressentiment à l’égard de notre société qui leur parle d’égalité et de justice, alors qu’eux-mêmes s’estiment être les victimes habituelles du racisme, des discriminations ethniques et culturelles, ainsi que des contrôles et des humiliations policières. Toutefois ils considèrent, qu’à travers leurs multiples comportements, souvent parfaitement insupportables, ces jeunes expriment aussi une demande de dialogue et de reconnaissance sur laquelle il serait dangereux de faire l’impasse.
Écouter leurs interrogations identitaires
Comme d’autres, les jeunes des cités se posent des questions sur le sens de leur vie, en s’interrogeant notamment sur leur place dans notre société. Assignés à un destin de Français minoritaire, du fait de leur naissance au sein de familles venues d’ailleurs, ils se construisent avec difficulté une identité complexe incluant nécessairement une part de l’histoire familiale qui les a précédés. Une histoire que leurs parents, la plupart du temps, ne leur racontent pas et qu’ils peuvent alors facilement instrumentaliser, en se référant à la colonisation et à l’esclavage, alimentant ainsi un terreau fertile pour tous ceux qui cherchent à les enfermer dans le piège de la victimisation.
Bien que juridiquement Français, pour la plupart, ils s’estiment rejetés par les « vrais Français blancs, blonds aux yeux bleus et propres sur eux », majoritaires, et ils considèrent qu’eux ne deviendront jamais des « Français à part entière ». Trop souvent en échec scolaire et surreprésentés dans la délinquance en ce qui concerne les garçons, ils demeurent à l’écart de la communauté nationale qui se déclare Charlie et qui organise les minutes de silence après les attentats. Se sentant algériens, marocains, blacks, musulmans, ils expriment très naturellement, sous des formes diverses, un profond rejet à l’égard de la France et de ses symboles. Plusieurs rappeurs se sont d’ailleurs particulièrement distingués, à ce sujet, par des formules chocs qui ne peuvent décemment pas être rapportées ici.
Organiser des temps spécifiques de dialogue et d’échanges avec eux
Organiser des temps spécifiques de dialogue et d’échanges pour aider les jeunes des quartiers sensibles à évoluer, en suscitant chez eux questionnements et doutes pour qu’ils ne s’enferment pas dans une bulle sectaire coupée du monde doit, bien évidemment, pouvoir se poursuivre dans le cadre scolaire habituel, à l’initiative d’enseignants formés à cet effet. Toutefois, compte tenu de la violence du choc ressenti par la communauté éducative après la décapitation de Samuel Paty, il apparaît indispensable de développer aussi ce type d’action, avec le concours d’autres acteurs, dans des espaces extérieurs aux établissements scolaires. On peut notamment penser à des lieux associatifs où ces jeunes pourraient parler plus facilement, en toute liberté, des questions qui les préoccupent relatives à leurs conditions de vie dans la cité, au racisme, aux discriminations, aux violences policières, à l’islam, au blasphème, à la laïcité, à la colonisation, à l’esclavage, aux idéologies, aux religions, au terrorisme, mais aussi des dysfonctionnements familiaux liés à la culture « halal » de leurs parents.
Ne pas faire l’impasse sur la question spirituelle
Il y a une vingtaine d’années, le Québec, considérant qu’il était devenu une société multiculturelle dans laquelle une grande diversité de religions s’exprimait à l’école, a esquissé, au sein de son système scolaire, la mise en place d’un réseau d’animateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire, pour permettre à des jeunes originaires de tous les continents « d’approfondir leur vie intérieure et d’agir pour changer le monde ». Cette tentative intéressante, non reproductible dans la France laïque qui n’autorise pas l’expression des religions au sein de l’école publique, a été une façon originale d’aborder une problématique à laquelle notre système scolaire ne peut pas répondre, celle d’une éducation à la spiritualité des jeunes des cités pouvant les aider à construire du commun dans leur espace de vie. Toutefois, la demande d’islam étant très présente dans toutes les structures accueillant des jeunes issus des immigrations musulmanes, les animateurs de nos temps spécifiques de dialogue et d’échanges ne pourront pas échapper à la prise en compte de cette question.
Développer un réseau national d’animateurs de vie personnelle et civique ?
Tirant les conclusions du Grand Débat national, le Président de la République, lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, a proposé au pays des orientations pour mieux répondre aux attentes des citoyens. Pour redonner une espérance de progrès à chacun, il a notamment demandé à l’école de porter une attention particulière aux territoires en difficulté afin qu’elle y reste, plus que jamais, le creuset de notre République, de l’apprentissage du vivre ensemble, et de l’émancipation, Dans cette perspective, 126 Cités Educatives (200 prévues en 2022) ont été créées à ce jour, qui sont parvenues avec succès, de l’avis de tous, à réaliser en leur sein une alliance féconde de l’ensemble des acteurs éducatifs intervenant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il faut donc, maintenant, que chacune des collectivités locales engagées dans ce programme, inscrive d’urgence, dans son Projet Educatif Territorial, un espace dédié destiné à accueillir ces temps spécifiques de dialogue et d’échanges.
Par ailleurs, après les attentats de janvier 2015, à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, le Ministère de l’Education Nationale a créé une Réserve citoyenne pour offrir, à tous les citoyens, la possibilité de s‘engager bénévolement pour transmettre et faire vivre les valeurs de la République à l’École, aux côtés des enseignants ou dans le cadre d’activités périscolaires. Ne conviendrait-il pas que ce dispositif, apparemment en sommeil, soit maintenant relancé pour qu’il puisse contribuer au développement d’un réseau d’animateurs de vie personnelle et civique fédérant les différents espaces d’échanges et de dialogue qui se mettront en place dans les territoires ?
Rôle et profil de ces animateurs de vie personnelle et civique
Le rôle de ces animateurs de vie personnelle et civique, devrait être d’animer, bénévolement, des moments de rencontre et d’échange, sans tabou, avec les jeunes des quartiers ghettoïsés, sur les sujets qui les intéressent, en essayant de les faire progresser vers une meilleure compréhension du monde au-delà de leur espace de vie quotidien, généralement très restreint au plan géographique et fortement marqué, ethniquement et culturellement (« les blancs sont partis » et il n’y a plus de Jean-Pierre et de Françoise). Leur mission serait d’essayer de réconcilier ces décrocheurs de la République avec la promesse républicaine de liberté, d’égalité, et de fraternité qui, malgré toutes ses insuffisances, reste plus prometteuse pour eux qu’un enfermement sectaire dans une idéologie mortifère.
Ces animateurs, qui devraient avoir reçu un minimum de formation les préparant à intervenir dans les territoires « perdus de la République/ gagnés par l’islamisme », en ayant recours à quelques règles simples en matière d’éthique du débat, ne sembleraient pas, a priori, devoir présenter un profil type. Ils pourraient être, mais pas nécessairement, des personnes, en activité ou en retraite, connaissant ou ayant eu à connaître des problèmes rencontrés par les jeunes des quartiers.
Les grandes associations de la Protection de l’Enfance (Groupe SOS, Sauvegardes, etc.), en lien avec les départements qui les financent, lesquels sont de plus en plus soucieux de développer des actions de « prévention » pour freiner les lourdes dépenses de « réparation », devraient s’investir dans ce chantier concernant un public qu’elles connaissent parfaitement. Elles pourraient notamment prendre en charge les procédures de recrutement, de formation, et de suivi de ces animateurs de vie personnelle et civique. Ce serait pour elles une véritable opportunité pour valoriser leurs compétences.
Une urgence à agir
Dans de précédents travaux le sociologue Olivier Galland qui a mené l’enquête du CNRS sur la tentation radicale avait appelé l’attention sur le fait que la France occupe, en Europe, une place très singulière qui se caractérise, non pas par une présence plus importante d’immigrés mais par une proportion beaucoup plus forte de descendants d’immigrés. Il notait alors que, pour une partie de ces derniers, le processus d’intégration semblait s’être arrêté, voire inversé, depuis une dizaine d’années. Enfin il relevait déjà que l’univers normatif et religieux des jeunes musulmans était très différent de celui des autres jeunes et il invitait les pouvoirs publics à se demander pourquoi le désir d’être Français à part entière s’était évanoui dans une partie de la jeunesse d’origine étrangère.
L’actualité de la présente période électorale nous montre, chaque jour, que nous sommes arrivés à un tournant qui peut nous conduire vers l’abîme si nous ne redressons pas la barre. Il nous faut donc répondre sans tarder à ce déficit d’intégration d’une jeunesse d’origine étrangère, qui nous inquiète de plus en plus, mais avec laquelle nous allons nécessairement devoir construire notre avenir. La tâche est sans doute immense mais elle n’est pas impossible si nous savons ouvrir un dialogue avec elle pour lever les barrières qui se sont instituées entre elle et nous.
Article publié dans le N° 8 de Regards Croisés, magazine de l’Association Nationale des Auditeurs de la Sécurité et de la Justice (décembre 2021)